Peu connu du grand public français, le prix Turner, prestigieuse récompense attribuée aux artistes britanniques contemporains, fait pourtant figure d'institution. Damien Hirst, Steve McQueen, Peter Doig, Jake et Dinos Chapman, Jeremy Deller ; tous ont en commun le précieux sésame qui régale l'appétit des tabloïds anglais. Moins tape-à-l'oeil, l'oeuvre du discret mais fantasque Mark Leckey n'en cache pas moins une formidable complexité, naviguant à vue entre pop et sociologie.
"Je suis un artiste britannique, je suis actuellement à l'exposition du prix Turner à la Tate Britain et je vous encourage vivement à aller voir l'exposition." Après la vague des Young British Artists et leurs frasques incessantes, la simplicité de Mark Leckey a de quoi dérouter. A 44 ans, ce dandy anglais a pourtant su imposer sa marque sur un paysage artistique largement occupé par des figures plus médiatiques et autrement moins subtiles. L'oeuvre de Leckey, depuis plus de dix ans, développe une réflexion intelligente et créative sur la culture et sa continuité dans le temps. Parce qu'il est musicien, plasticien et professeur de théorie cinématographique, Mark Leckey est régulièrement présenté comme un "flâneur". Un terme plus qu'approprié pour ce chantre du détournement tranquille qui explore les craintes et les fantasmes de ses contemporains. Auteur de vidéos énigmatiques, de sculptures usant d'éléments industriels et d'installations mêlant images et sons dans l'espace, Mark Leckey pose sur le monde qui l'entoure un regard sérieux et amusé, trouvant dans sa futilité, dans ses images superficielles les traces d'une poésie essentielle.
Poème décadent
Fantastique metteur en scène de sa société, Mark Leckey compile les films d'archives en leur superposant une instrumentation délirante. La vidéo 'Fiorucci Made me Hardcore' (1999) est à ce titre l'oeuvre la plus emblématique de son parcours et certainement la plus commentée. Leckey monte avec génie une chronique de la jeunesse en mouvement. En quelques minutes, ce sont vingt années de contre-culture qui sont vécues de l'intérieur où les gros plans révèlent les failles et la défiance d'un "Swinging London" nouveau genre. L'image est floue, les séquences amateur se succèdent, tortueuses, tandis que les caméras suivent les frasques de ces corps bondissants, emportés par la fièvre des mouvements, des drogues et de l'abandon. De ces extraits de soirées enfiévrées où la danse est le dénominateur commun d'une jeunesse anglaise, où chacun rivalise de swing et de chorégraphie, Leckey crée un monde étrange dans lequel les mouvements semblent suspendus, comme si les silhouettes communiaient dans un survol de la gravité. Déjà, toute son attirance pour l'histoire sociale se dégage de ce panorama des nuits d'une communauté en perpétuelle recomposition. Du disco à la techno, les générations se succèdent et vivent chacune leurs rites avec une application et un abandon stupéfiants.
Théorie pratique
Une tendance forte dans le paysage artistique anglais, que l'on a pu découvrir dernièrement avec Jeremy Deller au palais de Tokyo. Revisitant les codes populaires de leur pays, cette famille de créateurs met en scène son imagerie, ses codes et ses rites depuis la fin de l'ère industrielle jusqu'à aujourd'hui. Mais Leckey ne se limite pas à cette pratique et n'hésite pas à investir le champ populaire pour faire émerger des nouvelles icônes un sens encore inédit. C'est ainsi que l'on peut croiser, dans les oeuvres de cet amoureux d'animation et érudit théoricien de la chose filmique, Félix le Chat, les Simpsons et le 'Bunny' de Jeff Koons. Des présences pour le moins énigmatiques qui trouvent pourtant leur justification dans le regard iconoclaste de l'artiste. Au cours de sa performance-conférence 'The Long Tail', Mark Leckey présente ainsi une réflexion faisant intervenir successivement Félix le Chat, l'histoire de la télévision et l'essor d'Internet. En articulant l'histoire d'une icône ayant largement traversé le temps et les modes de diffusion, l'artiste développe une perspective métaphorique forte qui réconcilie les enjeux économiques et sociaux d'un monde qui se lit encore au travers de ses fétiches. De même, avec les Simpsons, il réintègre dans l'espace social le personnage de fiction qui en était issu et prolonge ainsi la réflexion en trompe-l'oeil d'une société médusée par ses créations.
Par: Guillaume Benoit
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source : evene
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Posté par : Loïc LAMY