La correspondance d’un artiste rend souvent mieux compte de son œuvre que les interviews qu’il donne ou les ouvrages qu’il écrit. Ce qu’il ne veut ou ne peut dire publiquement, il le confie plus volontiers à ses proches. Lire une correspondance, c’est entrer dans l’intimité du créateur sans pour autant céder au voyeurisme. C’est aussi accéder, en partie, à son atelier secret pour mieux comprendre sa démarche.
Journaliste au service culture de la rédaction de France Inter, Christine Siméone a exploré la correspondance d’Arman et de sa première femme, Eliane Radigue. Le fruit de ses recherches se trouve réuni dans un beau livre qui s’impose dès la première lecture comme indispensable pour qui s’intéresse à cet artiste, Elianarman, Bye bye ma muse (Edition Fondation A.R.M.A.N., 200 pages, 20€). Ce titre, énigmatique au premier abord, symbolise la fusion de deux créateurs, l’un peintre et sculpteur parmi les plus importants de son temps, l’autre musicienne contemporaine. Une fusion amoureuse autant qu’intellectuelle, qu’illustre le contenu des lettres qu’Arman adressa à Eliane tout au long des années 1950 et 1960.
Comme il se servira de tout, même des rebuts, pour créer, il écrit sur le premier support de papier qui lui tombe sous la main, feuilles blanches ou quadrillées (un peu comme les pages de cahier d’écolier chères à Gaston Cheyssac), papier à en-tête du magasin de meubles de ses parents ou des hôtels dans lesquels il réside - dont le mythique hôtel Chelsea de New York - , morceaux déchirés ou récupérés à la hâte. Les mots alternent parfois avec des dessins, quand ce n’est pas l’enveloppe (sur laquelle, de quelques traits de plume, il s’amuse à donner un corps à la Marianne qui figure en buste sur le timbre poste) ou son verso, sur lequel il croque un cadenas, comme pour souligner non sans humour les secrets qu’elle doit contenir. Le facteur en a sans doute vu d’autres, mais il doit tout de même être intrigué.
Christine Siméone raconte Arman lorsqu’il n’était encore qu’Armandito ou Armand Fernandez, né le 17 novembre 1928 à Nice. Le petit caïd des cours de récréation se transforme rapidement en jeune premier. Sa ville natale, à l’époque, évoquerait volontiers un doux vivarium où l’on s’ennuie avec élégance à l’ombre des palmiers de la Promenade des Anglais. Bronzé par le soleil du midi, en short et polo blanc, il suit, à une quinzaine d’années d’intervalle, le parcours séducteur du jeune Romain Kacew qui deviendra Gary, puis Ajar. A l’exemple de l’écrivain des Racines du ciel, les femmes tiendront toujours une place de choix dans sa vie, elles en ponctueront le parcours en autant de liaisons parallèles, finalement sans autre importance que de le conforter dans sa virilité. Celle qui comptera, sa Muse, il la rencontre en 1950, alors qu’il étudie les arts, Eliane, que nous décrit l’auteur : « une gamine de Paris, férue de piano, bien décidée à prendre sa vie en mains. Eliane aux yeux bleus verts, sous des nattes de blond vénitien, soulignées de points de rousseur. Coquette, joli minois. »
Viennent les années de vaches maigres durant lesquelles le jeune couple, déjà en charge de famille, s’installe dans un petit appartement. Armand se cherche, lit, peint, « invente » les cachets qui seront la première marque de l’originalité de son art, sous l’œil amical de son camarade Yves Klein. En peu de temps, il se décidera à signer « Arman », comme Van Gogh signait « Vincent », une manière de marquer son territoire. Le « D » final est remisé aux oubliettes ; il tient à cette mutilation, tout comme une autre figure du XXe siècle, Edgar Faure (qui signait en clin d’œil certains de ses livres « Egdar Sanday »), sur lequel Pierre Daninos ironisait : Ces Edgar, sans d, si chatouilleux sur le respect de ce qui leur manque ! »
A la fin des années 1950, naissent les premières accumulations – démarche facilitée par la manie de l’artiste de ne jamais rien jeter, d’entasser les objets usuels – d’abord dans des caisses de bois qui ne sont pas sans rappeler l’art brut, puis, plus sophistiquées, dans des boîtes de plexiglas. Tout y passe, tubes de peinture, dentiers, masques à gaz, pulvérisateurs d’insecticide. Cette dernière œuvre sera baptisée Tuez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens… Arman aimera toujours les titres hors du commun.
La notoriété viendra avec le scandale des poubelles dont il enferme le contenu dans du plexiglas, puis du Plein, un concept provocateur : il remplit l’espace d’une galerie d’art d’une montagne d’objets hétéroclites, de rebuts ; chaque visiteur peut repartir avec l’un d’eux et, pourquoi pas ?, en apporter lui-même ou vider ses poches. L’exposition évolue au gré des visites, le public participe à la création sous l’œil intéressé de l’artiste et les interrogations de la presse qui se demande si tout cela est bien sérieux.
Au fur et à mesure qu’il travaille, qu’il observe ce qui se passe autour de lui, Arman trouve de nouvelles techniques ; son art évolue, mais avec, en permanence, les objets comme point de départ. Avec ses « colères », ses « coupes », ses « résines » et ses « combustions », il leur en fait voir de toutes les couleurs, aux objets. Il les fait exploser, les casse, les découpe, les brûle, les raccommode, les dispose dans un ordre faussement aléatoire. Christine Siméone suit ces progrès d’un créateur désormais célèbre, livre des témoignages, met en perspective : « Son nom est attaché au mouvement des Nouveaux Réalistes. Production, consommation, destruction : il suit la chaîne. Mais ce sont avant tout les formes qui intéressent Arman, le résultat esthétique de ces assemblages d’objets ou de morceaux d’objets. L’homme est là du début à la fin. »
Elle tient aussi, grâce aux lettres qu’il continue d’envoyer à Eliane, la chronique d’une séparation annoncée : « Dix ans de mariage heureux, suivis de dix années difficiles avant un divorce. La complicité a perduré malgré le divorce, les incompréhensions, les contradictions. » Eliane a beaucoup sacrifié pour Arman, à commencer par sa propre création. Elle a supporté ses liaisons, les séparations rendues inévitables par les voyages, ses comportements fantasques, les évolutions de son art. Pourtant, il arrive un moment où ils ne sont plus sur la même longueur d’onde. Le travail et le succès sont des ogres qui dévorent un amour auquel elle finit par ne plus croire. Sans doute lui reproche-t-elle aussi une orientation mercantile qui le fait se perdre dans une production de masse incompatible avec l’image qu’elle s’était forgée de l’homme de sa vie. Lui-même le reconnaîtra : « j’ai parfois tiré sur la chanterelle avec les violons. » En effet ! Ils sont partout, ces violons ; tronçonnés, accumulés, réduits, éclatés, mais tirés en bronze, à quelques centaines d’exemplaires que s’arrachent les amateurs. J’ai sous les yeux le dessin original qu’il réalisa sur un carton de 75 x 75 cm, destiné au modeleur et au fondeur, de l’un de ces violons. Sa précision technique contraste avec la spontanéité calculée de ses peintures, comme s’il s’agissait finalement d’un autre art, purement commercial, « m’art-keting ».
Le choix des lettres publiées dans Elianarman renseigne le lecteur. Le contenu brille par l’absence de sujets domestique tels qu’ils figurent souvent dans la correspondance de deux conjoints. Arman parle de son art : « J’ai commencé un immense cachet et c’est un peu moins cachet, un peu plus proposition picturale concrète. J’ai un territoire immense ici, Christophe Colomb découvrant l’Amérique à côté c’est de la petite bière… je rêve d’un camion enduit d’encre de chine et de foncer dans une immense feuille blanche. » (lettre de 1959). L’un et l’autre s’écrivent aussi leur amour, sans recours aux mièvreries classiques. Extraits de lettres d’Arman à Eliane (1965 et 1954) :
« Monélia/ ma Fam’Irma fâââââââââââââme/ Mon elfe/ Elianamoi/Famamoi/ chérie éliamie/ chairéliane/ EH’LIANE enroulée sur mon âme/ mon El Yan/ le rat de mon bateau/ Ella’liane/ que par la lucarne de mon attirance pour toi tombe le soleil dans la prison de mon âme/ ton amant de pain brûlé a faim de tes taches de rousseur sur champ de nacre, ton mariamant/ ma ligne continue et ma parallèle se rencontrant à l’infini de notre amour conscient. »
Il accumule les lettres et les mots comme il accumule les objets, pour en former d’autres, là encore, il crée. Les réponses d’Eliane sont de la même veine (fin 1956) :« Abruti et corniaud de mon existence,/ Homme de crasse érigé en statue,/ Monument d’imbécilité dressé en acte de foi./ […] Pour toi le meilleur la crème de ma tendresse le piment de mes griffes et morsures/ L’ensemble feuilleté de mon amour/ Le tout genre feuilleté de langouste de chez Puget. »
On l’aura compris, il ne s’agit pas ici d’un couple comme les autres. Le livre non plus, n’est pas commun. Il comprend de beaux documents iconographiques (photos de famille, d’œuvres, de lettres et d’enveloppes) ; il inclut des pages reprenant, en lettres blanches sur fond noir (parfois le contraire) des slogans : « Prendre possession du monde La propriété c’est le vol L’appropriation c’est de l’art », « Arman ne saurait tenir dans une page ni dans un livre », etc.
C’est donc aussi un livre objet que l’on peut s’offrir pour un prix modique. Enfin, il y a l’écriture de Christine Siméone, qui vient autant du sentiment que de la raison, du cœur que de la rigueur historique : beaucoup de phrases courtes, mais jamais sèches, qui tiennent le lecteur en haleine, un sens aigu des mots et des expressions qui font mouche, un style vivant, volontiers espiègle et l’heureuse absence du sacro-saint hermétisme dont beaucoup d’auteurs se parent dès qu’ils parlent d’art !