Article du 08/12/2008 dans l’Humanité…
"SPECTACLE . Éric Frey se glisse dans l’univers de Bukowski avec bonheur, en compagnie de trois musiciens-complices. On en redemande.
« Dormir, mourir », dit Hamlet. Boire, baiser, fumer, dormir, mourir, telle aurait pu être la devise de Bukowski, Charles, poète, écrivain américain né en 1920, mort en 1994. Auteur culte sur le tard, vénéré pour des raisons plus anecdotiques que littéraires, son écriture témoigne d’un écrivain à la plume rageuse et poétique, insoumise et libre qui prend à contre-pied les règles de la bienséance littéraire. Une écriture noire, sans concessions, acérée et irrévérencieuse qui déroule le fil de ses obsessions - les femmes, l’alcool, la violence - loin, très loin d’une humanité standardisée, plus proche d’un bestiaire imaginé où les hommes font figure de héros déglingués. Bukowski dit « je » dans ce jeu de miroir infini qu’il nous tend sous le nez et dans lequel chacun de nous peut se reconnaître. Une lucidité éveillée, une empathie qui ne dit pas son nom avec lui-même et son prochain, une distance salutaire qui lui permet de rire de tout, et surtout de lui-même.
C’est à partir de ses correspondances qu’Éric Frey, acteur formé au Conservatoire dans les classes de Vitez et de Bouquet, a mis en espace et en musique Bukowski Quatuor ou jouer du piano ivre, un spectacle qu’il a créé voilà six ans et qu’il joue, de-ci, de-là, dans des endroits improbables, devant un comptoir, dans l’arrière-salle d’une boutique, ou encore dans le sous-sol d’un pub. Il suffit que les emplois du temps des uns et des autres leur permettent de se retrouver pour dire, lire, feuilleter du Bukowski, autour d’une bière, cela va de soi. Un quatuor né au fil des rencontres et qui réunit, autour d’Éric Frey, trois musiciens incroyablement doués : Aurélien Richard au piano, Tommaso Montagnani à la contrebasse et Sorriso à la batterie. Tout est là : les mots acérés, le regard brouillé, les chambres minables dans des hôtels encore plus minables, les rencontres du petit matin, les filles, le jazz… Et c’est subtil, et c’est drôle. L’ombre de Bukowski plane, nous enveloppe et, dans ce défilé d’une nature humaine hétéroclite, passe celle d’un Art Pepper, d’un Archie Shepp, d’un Rimbaud aussi. Entre Frey qui prend un malin plaisir à nous faire entendre un Bukowski pétillant loin de la facilité fumeuse, toujours sensible, et le talent de ses musiciens, non seulement on est séduit mais les mots de l’écrivain résonnent en cette période étrange où l’interdit, l’autocensure, la morale voudraient dominer le monde. Ça joue à contretemps, ça dit des mots que nos gardiens de la morale bipent à chaque instant, ça dit la vie, l’amour, le plaisir de boire et de s’en griller une, le plaisir d’aimer et la solitude comme un instant suspendu et nécessaire pour vivre. Et ces mots nous collent à la peau, ne nous lâchent plus, nous aident à poursuivre notre route, un peu moins seuls, puisqu’ils sont là, à éveiller nos consciences engourdies.
Ce spectacle se joue de manière imprévue. Il s’est joué au Bab-Ilo,
9, rue du Baigneur, Paris (18e). Prochaine session : mars 2009. On vous préviendra.
M.-J. S."
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