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Pour sortir de l’impuissance la gauche politique doit-elle se ressourcer dans la pensée chinoise ?

Publié le 15 décembre 2008 par Ttdo

Mon dernier billet sur l’impuissance de la gauche politique à penser et agir a donné lieu sur Mediapart à de nombreux commentaires. Une question est revenu souvent sur l’importance à accorder respectivement au comment et au pour quoi ? Un détour par la pensée chinoise, telle que François Jullien nous la présente dans ses nombreux ouvrages et, en particulier, son traité de l’efficacité peut être profitable pour enrichir notre vision à un moment où le potentiel de la situation est si important.

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Peut-on rester technicien dans l’ordre de la conduite ? Ce qui a si bien réussi du point de vue de la technique, en nous rendant maîtres de la nature, vaut-il également pour la gestion des situations et des rapports humains ? Ou en reprenant le partage établi par les Grecs : cette efficacité du modèle que nous constatons au niveau de la production (poiesis) peut-elle valoir aussi dans le domaine de l’action, celui de la praxis – dans l’ordre comme dit Aristote, non plus de ce qu’on « fabrique » mais de ce qu’on « accomplit » ? Car on a beau avoir distingué les deux, on n’en a peut-être pas moins copié l’un sur l’autre (et bien sûr l’action sur la production) : même quand les « choses » deviennent les affaires humaines, on n’en aimerait pas moins demeurer dans la rassurante position de techniciens – artisans ou démiurges. Or nous savons bien, et Aristote est le premier à le reconnaître, que si la science peut imposer sa rigueur aux choses, en pensant la nécessité, d’où résultera l’efficacité technique, notre action, quant à elle, s’inscrit sur fond d’indétermination ; elle ne saurait éliminer la contingence et sa particularité résiste à la généralité de la loi : elle ne saurait se ranger, par conséquent, dans le simple prolongement de la science. Aussi, de même que la matière d’Aristote, puissance indéterminée des contraires, demeure toujours plus ou moins rétive à la détermination de la « forme », de même le monde n’est-il jamais tout à fait accueillant à cet ordre que nous lui voulons : un écart subsistera inévitablement entre le modèle que nous projetons pour agir et ce que, les yeux fixés dessus, nous parvenons à réaliser. En bref, toujours la pratique trahirait tant soit peu la théorie. Et le modèle reste à l’horizon du regard. Retiré dans son ciel, l’idéal est inaccessible.

Que voulons nous dire lorsque nous disons que quelque chose est porteur – non pas « porteur de », mais porteur absolument ? Par exemple, à propos d’un marché ou de l’évolution d’une entreprise. Quand nous disons que tel facteur est porteur, nous considérons que ce facteur est promis de lui-même à un certain développement, sur lequel nous pouvons prendre appui : au lieu de tout faire dépendre de notre initiative, nous reconnaissons qu’un certain potentiel est inscrit dans la situation, qui est à repérer, et que nous pouvons nous laisser « porter » par lui. Il me semble que s’y pressent tout une vision possible de notre engagement dans le monde ; et même que s’accommodant mal à nos partis pris théoriques, il pourrait nous donner l’occasion de les déborder, à partir de là, de les repenser, et nous découvrirait d’autres sources « d’efficacité ».

Autres par rapport à la tradition européenne ou, du moins telle qu’elle nous vient des Grecs : pensant l’efficacité à partir de l’abstraction de formes idéales, édifiées en modèles, qu’on projetterait sur le monde et que la volonté se fixerait comme but à réaliser. Cette tradition est celle du plan dressé d’avance et de l’héroïsme de l’action ; selon le biais par lequel on en rend compte, elle est celle des moyens et des fins ou du rapport théorie – pratique. Or voici que nous découvrons au plus loin, en Chine, une conception de l’efficacité qui apprend à laisser advenir l’effet : non pas à le viser (directement) mais à l’impliquer (comme conséquence) ; c’est à dire non pas à le chercher mais à le recueillir – à le laisser résulter. Il suffirait, nous disent les anciens chinois, de savoir tirer parti du déroulement de la situation pour se laisser « porter » par elle. Si l’on ne s’ingénie pas, si l’on ne peine ni ne force pas, ce n’est pas qu’on songerait à se dégager du monde, mais pour mieux y réussir. Cette intelligence qui ne passe pas par le rapport théorie – pratique, mais s’appuie sur la seule évolution des choses, nous l’appellerons stratégique.

La pensée chinoise n’a pas construit un monde de formes idéales, comme archétypes ou pures essences, à séparer de la réalité et qui puissent l’informer : tout réel se présente à elle comme un procès, régulé et continu, découlant de la seule interaction des facteurs en jeu (à la fois opposés et complémentaires : les fameux yin et yang). L’ordre n’y viendrait donc pas d’un modèle, sur lequel on puisse fixer le regard et qu’on applique aux choses ; mais il est contenu tout entier dans le cours du réel, qu’il conduit sur un mode immanent et dont il assure la viabilité (d’où le thème omniprésent dans la pensée chinoise de la « voie », le tao).

Plutôt que de dresser un modèle qui serve de norme à son action, le sage chinois est porté à concentrer son attention sur le cours des choses tel qu’il s’y trouve engagé, pour en déceler la cohérence et profiter de leur évolution. Or, de cette différence, on pourrait tirer une alternative pour la conduite : au lieu de construire une forme idéale qu’on projette sur les choses, s’attacher à détecter les facteurs favorables à l’œuvre dans leur configuration ; au lieu de fixer un but à son action, se laisser porter par la propension ; bref, au lieu d’imposer son plan au monde, s’appuyer sur le potentiel de la situation.

L’efficacité chinoise n’est pas d’agir pour ou contre, d’entreprendre ou de s’opposer, mais simplement, s’entendant en terme de processus, d’amorcer ou de désamorcer (amorcer ce qui, en se déployant, tendra de lui même dans un sens favorable, et de désamorcer ce qui, si infime que ce soit, mais déjà contenu dans la situation, la porterait à évoluer de façon négative). Il suffit d’engager et de désengager, le réel ensuite portant ses fruits.

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