La bourse est humaine / par Alain Sueur

Publié le 15 décembre 2008 par Argoul

La vulgate de la finance est fondée sur la théorie d’efficience des marchés. Selon cette vision, les actifs cotés ont une valeur fondamentale (par exemple la capacité intrinsèque d’une entreprise à faire des profits). Le rôle d’un marché « rationnel » serait de le reconnaître. Toute variation du cours autour de cette valeur fondamentale reflèterait des informations nouvelles, d’où l’importance de la transparence et de l’égalité de tous les actionnaires, que les autorités des marchés financiers font respecter (en France l’AMF). Cette façon de voir nous apparaît archaïque, fondamentaliste. Elle décrit mal le réel au profit d’un monde idéal intangible. Ce pourquoi les Chinois par exemple, à l’opposé de toute idée platonicienne ou biblique, ont plus de souplesse dans la pensée et sont plus réactifs dans l’action économique. Les contraires ne s’opposent pas à mort comme Dieu et diable ou Bien et Mal, mais coexistent à tout moment dans le ying et le yang.

Il faut plutôt se rattacher au courant analytique issu d’Aristote pour y voir clair - et agir mieux. La théorie du portefeuille fondée sur des marchés « efficients », est une vue de l’esprit. Cette abstraction pose qu’il existe un « monde des Idées » où règne le Vrai et dont il suffit de découvrir les formes intelligibles pour maîtriser les formes dérivées d’un réel sensible et contingent. Ce monde idéal serait décrit par les mathématiques – science des sciences - d’où le tropisme scientiste des économistes. Hélas ! Dans les sciences dites « humaines », le sujet ne peut envelopper l’objet dans sa totalité puisqu’il est juge et partie. L’économie échappe donc à la pure description mathématique ; elle est certes aidée par le calcul et la logique, mais aucun « modèle » ne dira le réel dans sa totalité. Il est important de garder cette nuance à l’esprit pour éviter l’orgueil du modèle à tout va. L’humilité de l’observation et de l’analyse est bien plus efficace pour réussir en bourse ! Platon méprise le réel qui n’est qu’image pâlie des formes intelligibles et immuables ; Aristote au contraire s’efface devant l’objet et l’observe, pour distinguer et clarifier son mouvement et ses principes. La vertu spéculative est sagesse, mais la vertu exécutive est sagacité. L’investisseur boursier n’a que faire d’une valeur théorique et d’un marché qui « doit » être efficient – théoriquement - : il intervient dans le marché tel qu’il est, pas tel qu’il devrait être.

Or ce marché est composé d’acteurs qui, certes, calculent et analysent, mais aussi s’observent. Durant certaines périodes fébriles, l’observation des comportements l’emporte même sur tout le reste. Il s’agit de comparer, d’imiter et de suivre – pas de procéder au calcul d’une valeur abstraite « toutes choses égales par ailleurs ». C’est ce que montre à l’envi la finance comportementale, bien plus efficace que la finance théorique pour produire des résultats. L’engouement ou la peur sont contaminant, ils engendrent des bulles ou des paniques. Les dynamiques humaines sont auto-référentielles, même hors périodes exceptionnelles. Une baisse de cours sur une nouvelle amplifie la vente du titre au-delà de sa valeur théorique, mesurée par la capacité restante de l’entreprise cotée à faire des bénéfices ou à distribuer du dividende. Keynes l’avait montré, les boursiers « se préoccupent non de la valeur véritable d’un investissement, mais de la valeur que le marché, sous l’influence de la psychologie de masse, lui attribuera un mois ou un an plus tard » (Théorie générale, 1936).

Est-ce à dire que la rationalité n’a pas sa place ? Non pas : phénomènes de foule, effets de mode et propagations de rumeurs sont aussi des phénomènes physiques, donc calculables. Pas forcément anticipés, mais ramenés dans le champ de la rationalité :

La règle bayésienne pose comment modifier au mieux mon opinion quand je suis informé d’une opinion autre.
L’analyse non-linéaire perçoit une dynamique déterministe dans l’apparent chaos des chocs exogènes ; une variation forte d’un élément fondamental entraîne des trajectoires chaotiques des cours, qui paraissent aléatoires mais procèdent d’ajustements internes.
Les transitions de phase expliquent comment le niveau de confiance de chaque acteur possède une valeur critique en-dessous duquel la loi des grands nombres ne s’applique plus, mais où le jugement des acteurs prend une tendance autovalidante, vers la bulle ou la panique.

Une toute petite fluctuation produit alors de grands effets… Nous l’avons vu en 2000, lors de la bulle technologique, où l’économie qualifiée de « nouvelle » s’affranchissait comme par miracle du simple bon sens de produire des bénéfices. Nous l’avons vu en octobre 2008, où la titrisation de crédits insolvables mélangés à des bons finissait par miner toute confiance entre les banques et entre les investisseurs, conduisant chacun à sortir de tout, tout de suite, pour se réfugier en papier monnaie ou en or métal, dans un coffre, chez soi.

L’investisseur a des décisions à prendre, pas une thèse à soutenir. Il laissera volontiers les abstracteurs de quinte essence à leurs travaux théoriques pour analyser les entreprises et observer les comportements tels qu’ils sont, avec sagacité et bon sens. Le réel concret n’est pas le rationnel rêvé. Si nous voulons ne pas être dépassés par les investisseurs asiatiques et leur mode de pensée plus souple, privilégions Aristote sur Platon et sur ses épigones. Il nous aide mieux à appréhender ce qui existe…

En savoir plus :

Lars Tvede, Psychologie des marchés financiers, SEFI 2ème édition 2008
André Orléan, Le pouvoir de la finance, Odile Jacob 1999
Broihanne, Merli, Roger, Finance comportementale, Economica 2004
Benoît Mandelbrot, Une approche fractale des marchés, Odile Jacob 2005
Nassim Nicholas Taleb, Le Hasard sauvage, Belles Lettres 2005
Alain Sueur, Les outils de la stratégie boursière, chapitre 3 ‘évaluer la psychologie de marché’ p.121-131, Eyrolles 2007