La thèse de Frank Orban intitulée « La France et la puissance, perspectives et stratégies de politique étrangère (1945-1995) » a le grand mérite d’analyser les prises de position diplomatiques de la France à travers une grille de lecture sur le concept de puissance. C’est un travail difficile et audacieux, compte tenu de l’état de la recherche en France sur ces questions. Je tiens donc à féliciter Franck Orban pour le choix de son sujet et le lien qu’il établit entre la notion de stratégie et de puissance.
L’auteur a identifié des clés de lecture fondamentales dans sa première partie qu’il présente comme une approche théorique et bibliographique du concept de puissance. Ainsi lorsqu’il revient sur les éléments de culture française autour du concept de puissance, il souligne la contradiction inhérente à la Révolution française : « l’idéologie révolutionnaire, qui rejette la simple raison d’état pour véhiculer les principes aussi fondamentaux que celui du droit à l’autodétermination des peuples, opère une rupture conceptuelle profonde avec la culture de la puissance traditionnelle, mais se retrouve confrontée à la difficulté de rendre compatible la volonté d’accroissement de puissance en pays conquis et le respect de l’idéal républicain qu’elle est censée exporter ».
Frank Orban a raison d’insister sur le fait que cette contradiction sera un des blocages culturels endémiques qui a retardé et même parfois empêché l’émergence d’une école de pensée française, centrée sur l’étude de la problématique de puissance. Il aurait pu en amont du raisonnement rajouter un autre élément qui me semble aller dans le même sens, à savoir que la France est depuis sa création une économie de subsistance comme on l’enseigne en Histoire moderne. Cela signifie que la préoccupation première d’un gouvernant est de se faire en sorte qu’il y ait toujours des subsistances puisque la population a été élevée dans ce contexte historique. Les deux personnages les plus puissants de l’Histoire de France, Louis XIV et Napoléon Ier, avaient cette préoccupation-là malgré l’étendue de leur pouvoir. Autrement dit, la notion de puissance était en premier lieu défini par la situation intérieure et non par la relation avec l’extérieur, contrairement à des pays comme l’Allemagne ou la Grande Bretagne qui avaient le souci récurrent d’aller chercher les sources d’approvisionnement de richesse au-delà de leurs frontières.
Il ne faut donc pas s’étonner que les spécialistes français de la géographie se limitent à des synthèses régionales ou à une géographie des frontières comme l’indique l’auteur aux pages 23 et 24 de sa thèse. D’où le rejet par l’école des annales des atypiques comme La Blache qui futt accusé de pactiser avec les thèses allemandes parce que ses travaux s’orientaient vers une géographie plus politique qui s’écartait « de la géographicité du sol ». Cette analyse de Franck Orban aurait d’ailleurs pu lui servir dans le 5.4 de sa seconde partie lorsqu’il fait le bilan des Présidences Mitterrand car ce blocage culturel n’est pas sans conséquence dans la politique étrangère menée par les gouvernements socialistes entre 1981 et 1995.
Un autre élément de l’Histoire politique de la France a contribué à fausser l’approche de la notion de puissance. Par trois fois, les forces politiques ont créé la confusion entre pouvoir intérieur et puissance extérieure lorsqu’une une force politique nationale soucieuse de reprendre le pouvoir s’est allié à un pays qui nous avait vaincu sur le plan militaire. En 1815, Louis XVIII succède à Napoléon Ier avec l’appui de la Grande-Bretagne, de la Prusse, de l’Autriche et de la Russie dont les troupes alliées pour la circonstance ont battu l’armée française à Waterloo. Il cherche à restaurer la monarchie en comptant sur la solidarité des dynasties européennes. En 1870, Adolphe Thiers obtient de Bismarck, vainqueur de l’armée française, l’autorisation de réarmer une force de cent mille hommes capable d’affronter la Commune de Paris. Thiers ne peut pas gagner contre les communards sans l’aide indirecte de l’occupant. En 1940, le maréchal Pétain signe un pacte de collaboration avec l’Allemagne, puissance victorieuse de la France. Le troisième Reich cautionne le nouveau régime de Vichy en contrepartie de concessions territoriales, financières, économiques et militaires. Dans les trois cas de figure, les hommes politiques cités ont assimilé leur conquête du pouvoir à la nécessité de sauver le pays par tous les moyens, y compris en pactisant avec l’ennemi. Ils ont ainsi contribué à faire naître dans l’opinion publique une certaine méfiance à l’égard du patriotisme et de ses finalités qui s’expriment dans les politiques de puissance des Etats.
La relecture de Raymond Aron, si elle éclaire bien le sens de la démonstration de l’auteur, aurait pu être plus critique dans la mesure où le recul que l’on peut prendre sur l’histoire contemporaine met en exergue plusieurs failles dans la matrice d’Aron sur la puissance. La première d’entre elles est l’absence de réflexion sur la différence à faire entre la rhétorique de la puissance et le réalisme de la puissance. Lors d’un séminaire de recherche organisé le 3 décembre dernier à l’Ecole de guerre économique de Paris, l’universitaire géographe et politologue français, Alexis Bautzman, a abordé la question de la politique française après 1945 en s’interrogeant sur la manière dont le général de Gaulle a pu développer une rhétorique de la puissance pour masquer une absence de puissance héritée d’une défaite militaire majeure (celle de juin 1940) dont les effets se font encore sentir aujourd’hui et cela malgré les initiatives gaullistes de réaffirmation d’une politique d’indépendance nationale et de grandeur comme l’armement nucléaire de la France, le programme spatial ou la sortie partielle de l’OTAN. La seconde faille porte sur l’observation de Franck Orban comme quoi Raymond Aron ne partage pas l’idée selon laquelle la politique étrangère des Etats est motivée par les rapports de force. Les interventions de Poutine sur l’Ukraine et la Géorgie, fondées en partie sur l’arme économique du gaz et en réaction aux actes de politique étrangère américaine dans cette zone tampon, infirment cette vision de la puissance. Une relecture des relations franco-allemandes avant les deux guerres mondiales pourraient aboutir aux mêmes conclusions. La troisième faille est liée à la notion de survie d’un peuple ou d’un territoire en fonction des réalités économiques, culturelles et géopolitiques. Je place les adjectifs dans cet ordre à la lumière des développements éventuels de la crise actuelle et de la relecture qui pourrait être faîte de la crise de 1929. Ces différentes failles impliquent a minima une approche complémentaire des thèses aroniennes sur la puissance ainsi que de l’école réaliste qui focalisèrent trop leur attention sur le lien la puissance et le rôle de l’Etat et pas assez sur les conditions objectives qui incitent des pays à rentrer dans une logique de puissance. Les économies de subsistance sont moins sujettes à des projections extérieures vitales pour leur survie que les économies qui manquent de ressources et au sein desquelles se développent des stratégies de puissance fondées sur la recherche de l’espace vital.
Franck Orban rebondit en quelque sorte sur cette problématique en indiquant le possible renouveau de l’approche réaliste par la géoéconomie (p67). L’auteur opère à ce propos une démonstration un peu courte que le thème central de sa thèse lui imposait peut-être. En revanche, la démonstration qu’il fait pour limiter la portée des écrits sur l’analyse réaliste est rigoureuse et ne tombe pas dans une polémique qui aurait pu être stérile. L’approche émotionnelle de la puissance (cf. la citation de Bertrand Badie au début du chapitre trois : « il reste que l’Europe a aujourd’hui de bonnes raisons de se méfier de la puissance et peut-être de ne point l’aimer ») a fait long feu sous le choc des réalités de ce monde. Mais il était effectivement utile de revenir sur ces « théories » qui ont eu une influence non négligeable dans les années 90, au point de rendre caduque toute réflexion sur la notion d’accroissement de puissance de la part d’un pays.
Dans le chapitre 4 intitulé La puissance évanouie, Franck Orban revient judicieusement sur l’idée de décadence et son impact historique (cf. page 123). Il nous rappelle la constance de cette interrogation depuis la guerre de cent ans, qui est le révélateur d’une angoisse existentielle à l’égard de la perte des avantages d’une économie de subsistances et non d’une réaction sur la problématique d’accroissement de puissance des autres. C’est justement dans cet espace que se situe le déficit français à l’égard de l’Allemagne dont Franck Orban nous retrace à la fois le cheminement mais aussi l’écart de pensée stratégique entre les deux pays. En insistant sur le fait que la France n’a plus été capable d’assurer sa défense par ses propres moyens à partir de 1870, l’auteur nous donne une des clés du déficit dans notre gestion des rapports de force avec un pays qui est constamment en recherche de puissance depuis son unité retrouvée en 1870. Il aurait pu insister à ce propos sur la nécessaire distinction à faire entre les concepts d’indépendance nationale et d’accroissement de puissance. Le concept d’indépendance nationale qui est une des dominantes du discours du général de Gaulle a induit des choix qui ne permettaient pas de faire face à des dynamiques d’accroissement de puissance, en particulier dans le domaine géoéconomique. C’est le cas de l’informatique où la volonté d’équiper l’industrie française dans une optique d’indépendance nationale ne permit pas de faire face à la stratégie de conquête du marché mondial par les entreprises américaines de technologies de l’information dont la destinée est difficilement dissociable de la stratégie de puissance des Etats-Unis.
La seconde partie de la thèse de Franck Orban est une bonne illustration d’une approche réaliste de la rhétorique de puissance du général de Gaulle à François Mitterrand. Concernant la distance que le créateur de la Vème République a cherché à prendre vis-à-vis des Etats-Unis, Franck Orban aurait pu rappeler certaines mesures d’intimidation comme l’instauration de quotas pour les firmes multinationales cherchant à s’implanter en France au début des années 60. Cette politique du refus ne se traduisit pas par des résultats significatifs et correspond bien à l’expression choisie par Franck Orban comme titre de son chapitre La puissance proclamée.
La principale critique (et elle reste nuancée par les compliments de mon introduction) sur la thèse de Franck Orban porte sur le bilan des présidences Mitterrand. J’ai du mal à adhérer à la question du 5. La puissance refondée ? Le réalisme affiché par Mitterrand est d’abord la résultante de l’incapacité idéologique de sa mouvance politique à penser la puissance. Il aurait été peut-être utile d’établir une comparaison entre le bilan de la SFIO à l’époque de Guy Mollet et la démarche suivie par François Mitterrand. L’échec des projets Eureka, de l’espace social européen et du projet de confédération indique clairement les limites de la marge de manœuvre française dans la construction d’une Europe indépendante qui dépasse le concept gaulliste de « France nationale, bilatérale et nucléaire ». Si l’auteur nous explique les limites de la stratégie mitterrandienne dans la relation franco-allemande qui a du mal à résister au choc de la réunification RFA-RDA, il ne précise pas assez la limite de ce démarquage de la stratégie nationale au profit d’une politique européenne encore très floue dès lors qu’on aborde la problématique de puissance comme on l’a vu récemment dans le domaine de l’approvisionnement énergétique. Sur le plan géoéconomique, partie intégrante de la puissance, le bilan des septennats Mitterrand reste à faire et ne plaide pas à priori en faveur de l’ancien Président de la République.
Pour conclure, je dirai que la thèse de Franck Orban est une première étape importante dans l’actualisation conceptuelle de la recherche sur la puissance. Cette thèse ouvre la voie à d’autres travaux sur les problématiques multiples qui découlent de ce concept mais aussi sur les thèmes encore mal explorés par les sciences politiques dans l’analyse des processus d’accroissement de puissance en politique étrangère.