Aube rouge sur le matin calme
En 1592, pour la première fois de son histoire, mais non la dernière, le Japon nourrit un dessein belliqueux à l’encontre de ses voisins continentaux et franchit le pas. Maître d’un Empire réunifié, capitaine toujours triomphant et dévoré par une ambition démesurée, Toyotomi Hideyoshi masse ses armées victorieuses sur la côte occidentale de l’archipel, leur désignant un but : la Corée, et par-delà le « Pays du matin calme » sur lequel se lèvera bientôt une aube sanglante, rien moins que la toute-puissante Chine de la dynastie Ming. Le rideau s’apprête lui aussi à se lever sur le premier acte, lointain, de la désastreuse aventure expansionniste nippone sur le continent.
En 1585, lorsque le Taïko* s’ouvre au père Gaspard Coelho, haut dignitaire de l’ordre monastique des Jésuites, et sollicite l’appui des navires portugais pour soutenir son projet d’invasion de la Chine, le Japon n’est pas encore réunifié sous la férule de celui qui restera dans l’histoire comme le « Bonaparte » japonais. Assoiffé de conquêtes, Hideyoshi formait, dès avant la campagne de Kyushu en 1587, des plans ambitieux étendus à une grande partie de l’Asie, de l’Inde aux Philippines, qui supposaient de soumettre dans un premier temps l’Empire du Milieu, autorité tutélaire asiatique millénaire. En 1592, il met son dessein à exécution, lançant un corps expéditionnaire de 160 000 hommes qui débarquent à Pusan, à l’extrême Sud de la péninsule Coréenne, le 24 mai 1592. Les troupes, des combattants aguerris par d’innombrables années de guerre civile, sont réparties en grandes divisons sous le commandement de généraux expérimentés, au premier rang desquels figurent les deux grands rivaux Konishi Yukinaga et Kato Kiyomasa. Ces deux redoutables capitaines vont, en premier lieu, rivaliser de talent et mener une irrépressible marche sur le nord du pays, en direction de la rivière Yalu qui délimite la frontière avec la Chine. Pusan, Kyongju, Seoul, P’yongyang, c’est un véritable « blitzkrieg » qui dévaste la Corée. L’allié chinois, empêtré dans une rébellion au Ningxia, tarde à secourir le « frère aîné » de ses vassaux.
Yi Sunsin / D.R.
Sur le front des opérations navales en revanche, c’est un tout autre scénario qui attend les forces nippones, systématiquement écrasées par la flotte coréenne aux ordres de l’amiral Yi Sunsin, le plus illustre héros que le « Pays du matin calme » ait engendré. À l’aide de navires crachant le feu des canons face aux flèches des samouraïs, et fort de son arme secrète, les « vaisseaux tortues », des bâtiments puissamment armés et hérissés de piques d’acier qui les rendent impossibles à aborder, Yi Sunsin anéantit les flottilles japonaises l’une après l’autre, coupant ainsi les lignes de communication maritimes des envahisseurs. C’est en grande partie à la vaillance des marins coréens que leur patrie devra sa survie. Car faute de relève, les avant-gardes nippones marquent bientôt le pas au Nord, tandis que l’armée des Ming, commandée par le général Li Rusong, marche enfin à leur rencontre. Dans le même temps, des soulèvements éclatent un peu partout. Moines et troupes irrégulières harcèlent les colonnes japonaises et les unités isolées, menant la vie dure aux occupants et remportant même quelques succès militaires, hélas occultés par des échecs retentissants. La reprise de P’yongyang par les forces sino-coréennes en février 1593 sonne temporairement le glas de l’audacieuse expédition entreprise par Hideyoshi. Accablée par le froid et les partisans, l’armée japonaise se replie sur les « Wajo », les forts côtiers qu’elle a pris soin d’ériger sur ses arrières. La seconde tentative, lancée en 1597, connaîtra rapidement le même sort, et avec la mort du Taïko en 1598, les Daimyô qui combattent en Corée sont désormais délivrés et leur serment. Ils essuient, une dernière fois, de lourdes pertes en forçant le blocus naval opéré par Yi Sunsin, qui laissera sa vie dans la bataille, avant de regagner l’archipel, au terme d’un conflit long et sanglant marqué, déjà, par de nombreuses exactions commises sur des populations civiles.
Avec tout le talent que lui connaissent les amoureux de l’histoire, l’inépuisable érudition de Stephen Turnbull** plonge le lecteur dans les moments de bravoure, mais aussi les horreurs d’une agression guerrière qui préfigure, à bien des égards, l’aventure coloniale nippone du début du XX° siècle. Les atrocités qui émaillent le parcours des samouraïs font ainsi écho de manière saisissante à celles qui accompagneront les campagnes de l’armée impériale***. Depuis les raids des redoutables « Wako », les pirates japonais parfois assez hardis pour entreprendre de véritables « invasions miniatures » des provinces côtières chinoises aux conséquences politiques du conflit chez les trois belligérants, tous les visages de cette étonnante aventure sont explorés par l’historien. Car, de même que l’affaiblissement du pouvoir des Ming facilitera la chute de la dynastie au profit des mandchous qui s’empareront de la Chine pour fournir à l’empire son ultime famille régnante, les Qing ; au Japon, celui qui tirera, quelques années plus tard, son épingle du jeu en alignant à Sekigahara**** des troupes largement tenues à l’écart de l’expédition coréenne n’est autre qu’un certain… Tokugawa Ieyasu*****.
Ujisato
* Etant dans l’incapacité, de par sa modeste extraction, de se faire proclamer « Shogun », Hideyoshi s’arroge le titre de « Taïko », une sorte de Premier ministre. Il est ainsi fréquemment désigné sous ce vocable.
** Grand spécialiste de l’histoire militaire, Stephen Turnbull est l’auteur de nombreux ouvrages faisant autorité, et largement chroniqués dans nos colonnes.
*** Lire à ce sujet l’article consacré aux massacres de Nankin
**** Lire à ce propos le récit de la bataille de Sekigahara
***** Lire la brève biographie du premier shogun de la dynastie Tokugawa
© Osprey Publishing
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