On dit souvent que le tantrisme a puisé son inspiration dans des tradition populaires de l'Inde, voire tribales ou aborigènes. Cela n'est pas faux. Ce vaste mouvement religieux, qui a transformé le shivaïsme, le vishnouïsme, le bouddhisme, le jainisme et même l'islam, s'est élaboré dans des milieux de brahmanes (caste la plus haute de la hiérarchie sociale hindoue) fascinés par les cultures aborigènes qui étaient censées vivre aux marges de leur civilisation. Il n'est donc pas étonnant de trouver des ressemblances avec la sorcellerie et l'occultisme médiéval.
Voici quelques documents videos qui montrent que les pratiques occultes qui ont formé le terreau du tantrisme n'ont pas entièrement disparues.
Tout d'abord, un film de la BBC sur les Aghoris. Leurs pratiques sont sans doute très proches de celles des Kapâlikas ("Porteurs de crânes") de l'Inde médiévale. Ils vivent dans des champs de crémation, utilisent des crânes humains, de l'alcool, des vêtements noirs. Le but explicite de leur pratiques est de se libérer des inhibitions sociales. Selon eux, le pur et l'impur ne sont que des constructions imaginaires, subjectives. En réalité, tout est pur car tout est Shiva-Bhairava, l'Être indifférencié. Le "grand" Abhinavagupta du Cachemire, défend et justifie cette thèse dans La Lumière des tantras (Tantrâloka, chap. IV). Bien sûr, les hommes que l'on aperçoit dans ce film ne sont pas des lettrés en sanskrit. Ils connaissent quelques mantras (on les entend), mais certainement pas le sanskrit. A l'intérieur du tantrisme, ils sont de fait situés à l'opposé des intellectuels qui proposent aujourd'hui une version édulcorée du tantrisme, comme l'a démontré David G. White dans The Kiss of the Yogini. Mais contrairement à ce que soutient ce dernier, il me semble qu'Abhinavagupta a justement ceci d'intéressant qu'il intellectualise le tantrisme, sans toutefois chercher à l'expurger de ses pratiques sexuelles ou morbides. Il a donc une position médiane, mais sans médiocrité.
Un autre documentaire, plus ancien et moins informé, suit le parcours d'un jeune ascète de cette tradition - qui est plutôt un voeux qu'une tradition du reste, une conduite particulière - , puisque l'on voit ici que le gourou de cet homme est un "laïc" faisant profession d'occultiste (tântrika en langue hindi).
Un autre gourou incarne Bhairava devant ses disciples, en buvant de l'alcool et en exorcisant les gens.
Une femme, à Delhi, incarne quant à elle la Grande Déesse, Mahâkâlî, en faisant semblant de boire moulte whisky (?).
Ces pratiques, toutefois, sont mal vues de la population. Voyez par exemple ces images d'une "sorcière" battue publiquement par les gens de son village. Cela se passe au Bihâr, état du Nord de l'Inde, terre d'origine du bouddhisme, état le plus pauvre de l'Inde contemporaine, peut être le plus violent, et doté du plus grand nombre de tântrikas.
Ces documents montrent le Nord, mais le Sud est également un lieu où le tantrisme est très vivant dans les villages, comme en témoigne cette séance d'exorcisme.
Un aghori que j'avais rencontré à Varanasi. Il est rigolo, il a même un "book", si ça intéresse une agence, et des disciples "de tous les pays". Il chante "bham !", la syllabe-germe de Bhairava (la forme courroucée de Shiva), puis "Alakh niranjan !" qui veut dire "L'indicible abolument pur !". Puis "Âdesh !" qui signifie quelque chose comme "Je m'abandonne à l'Ordre divin !" ou bien "Chaud devant, je suis Dieu !" Là encore, ce vieillard vénérable n'appartient pas à la tradition des Aghoris (lesquels ont un ashrâm pas loin du lieu où ont été prise ces images), mais à celle des Nâth, les "inventeurs" du hatha yoga.
Un autre document sur les Aghoris.
Une version bollywood des mêmes. L'accompagnement musical est le Shiva-tândava-stotra, joli.
Les Aghoris et autres "cannibales" sont souvent des intouchables.
Leur vie, comme celle des aborigènes (âdivâsi) n'est pas facile. Ils sont régulièrement attaqués, comme cette femme aborigène de Gauhati, frappée et dénudée par un homme de haute caste, devant tout le monde.
La police n'est pas tendre non plus, ni au Bihar ni à Bénares. Je me souviens d'un pauvre type tabassé à Varanasi, pris à tort pour un voleur. Ce qui m'a le plus choqué, c'est que quelques amis occidentaux, admirateurs éperdus de Guénon, Daniélou et autres grands humanistes, ont défendu ces actes. "C'est la Tradition éternelle", disent-ils. Quel monde étonnant... Surtout quand on est riche, à l'abri et en bonne santé !
Dernière curiosité : "éveils de kundalinî" pour les masses indiennes. Ce genre de mouvement "spontané" fait partie de la culture tantrique la plus ancienne, inséparable de l'idée de "possession" (âvesha), aussi répandue en inde que dans le reste du monde.
PS : Je n'attire pas l'attention sur ces pratiques pour condamner ou critiquer. Loin de là ! Il me semble que les tântrikas suivent simplement une tradition insolite, parfois choquante, mais infiniment moins que d'autres comportements prétenduement religieux ou spirituels... Mon propos est simplement de partager pour s'interroger.