Intelligence économique et problématique de puissance

Publié le 23 septembre 2008 par Infoguerre
La réflexion sur l’intelligence économique en France est née d’un constat sur le manque de réflexion sur la puissance de la France confrontée aux enjeux de la mondialisation. Cette petite phrase aurait pu figurer dans le préambule du rapport Martre1. Il n’en a rien été. Ce fut une erreur et une perte de temps. Une erreur car la réflexion souhaitée à l’époque par Edith Cresson, Premier Ministre, avait une portée stratégique que les auteurs du rapport Martre n’eurent pas l’autorisation de restituer dans leurs travaux. Une perte de temps dans la mesure où il fallut attende l’écriture des deux rapports2 de Bernard Carayon pour enfin rentrer dans le vif du sujet. Le refus de parution de l’étude de cas sur la tentative de vente du Mirage 2000-5 à la Finlande dans le rapport Martre est le symbole du blocage culturel qui a marqué la naissance du concept d’intelligence économique dans notre pays. Pendant plusieurs mois, les représentants de plusieurs groupes industriels (Dassault, Thomson, Matra) firent le bilan sur cet échec commercial. L’administration participa activement à ce travail. Ce dossier devait être un élément de démonstration très important sur l’utilité du management de l’information dans la recherche d’un contrat commercial. Lors de la séance de restitution, Henri Martre confia aux membres de la séance plénière que personne n’avait cherché à le joindre pour bénéficier de son aide. En tant que PDG du groupe Aérospatiale, il était alors le seul industriel français de l’armement à avoir vendu des matériels à la Finlande. Un quart de siècle plus tard, la France doit faire face à une compétition internationale de plus en plus difficile ainsi qu’à une désindustrialisation qui menace son développement. Le débat est donc relancé sur les difficultés à unir nos forces pour accroître la richesse et préserver la puissance de notre pays.

Autopsie d’un non-débat

La volonté de démocratie ne doit pas gommer l’effort de lucidité à fournir pour comprendre l’évolution des rapports de force entre les puissances. Quel souvenir conserve-t-on de l’expédition militaire orchestrée par Napoléon III au Mexique ? L’illustre bataille de Camerone de 1863, célébrée chaque année par la Légion étrangère comme un de ses plus beaux actes d’héroïsme a supplanté dans la mémoire collective l’explication sur la volonté de Napoléon III de freiner l’influence croissante des Etats-Unis en Amérique latine. Dans le même ordre d’idées, l’affaire du Canal de Panama fut largement relatée par la presse française dans ses rubriques judiciaires. A contrario, il est difficile de trouver un article sur la manière dont les Etats-Unis procédèrent à l’époque pour faire perdre à la France la maîtrise du chantier et renforcer ainsi l’emprise de leur marine sur les océans. Ces pertes de mémoire récurrentes ont longtemps bloqué l’émergence d’une école de pensée française sur l’étude de la problématique de puissance. Il y eut bien des précurseurs mais ils eurent une résonance réduite malgré la qualité de leurs travaux. C’est le cas de l’école de géographie politique au début du XXe siècle ou bien d’Henri Hauser3, professeur d’histoire à la Sorbonne, qui fut un des premiers à se pencher sur les risques de fragilisation du monde occidental à cause de l’évolution des rapports de puissance entre la France, l’Europe et les Etats-Unis. Cet élan fut vite brisé par les retombées du conflit de 1914-1918. Le coût humain des batailles de la Grande Guerre eut pour conséquence d’amplifier le rejet naturel de la réflexion sur la notion de puissance. Il fallut attendre l’avant dernière décennie du XXee siècle pour voir renaître en France une pensée structurée sur la géopolitique. Elle est l’œuvre du géographe Yves Lacoste, auteur d’un atlas géopolitique dont le succès surprit à la fois le monde universitaire et les milieux de l’édition. Son approche est encore fortement ancrée aux réalités géographiques et à leurs conséquences sur les enjeux traditionnels de puissance (problèmes de frontières, problèmes de ressources, problèmes religieux, problèmes culturels). Dans ses travaux, Yves Lacoste identifie les facteurs de conflit et leurs résultats mais il n’analyse pas pour autant les stratégies de puissance.

Est-ce cet héritage intellectuel ou bien le processus historique marqué par la décolonisation qui a limité la réflexion sur les nouveaux rapports de force après la guerre froide ? Pour tenter de saisir le cheminement de la pensée française en matière de puissance, il n’est pas inutile de se replonger dans la matière historique. L’ambiguïté française sur le concept de puissance est identifiable dès la révolution française par le refus des autorités républicaines d’assumer officiellement la politique de conquête territoriale menée durant les guerres révolutionnaires. La propagande française conçue sous Robespierre est un des révélateurs de cette contradiction. Lorsque la France se retrouve face à l’Europe des monarchies, elle défend l’idée d’un pays libre agressé par des régimes rétrogrades. Mais le discours affiché par les organes révolutionnaires parisiens ne correspond pas tout à fait à la politique appliquée sur le terrain. La campagne d’Italie de Bonaparte éclaire la manière dont les Français vont utiliser le discours incantatoire fondé sur les Droits de l’homme pour poser les fondements d’un protectorat sur une partie du Nord de l’Italie. Dans un premier temps, la propagande française appelle les Italiens à la révolte contre les troupes autrichiennes afin d’instaurer une république. La suite des évènements démontra qu’il s’est agi surtout de faire un usage tactique de la foi révolutionnaire transalpine en vue de désorganiser les arrières de l’ennemi. Le Directoire, le Consulat et l’Empire traduiront par la suite ces vibrants appels à la libération des peuples en directives administratives plaçant les pays « libérés » sous tutelle française.

En n’assumant pas cette réalité, les élites politiques ont été incapables de formuler une doctrine claire en matière de puissance. Par trois fois, elles ont même créé la confusion entre pouvoir intérieur et puissance extérieure lorsqu’une une force politique nationale soucieuse de reprendre le pouvoir s’est allié à un pays qui nous avait vaincu sur le plan militaire. En 1815, Louis XVIII succède à Napoléon Ier avec l’appui de la Grande-Bretagne, de la Prusse, de l’Autriche et de la Russie dont les troupes alliées pour la circonstance ont battu l’armée française à Waterloo. Il cherche à restaurer la monarchie en comptant sur la solidarité des dynasties européennes. En 1870, Adolphe Thiers obtient de Bismarck, vainqueur de l’armée française, l’autorisation de réarmer une force de cent mille hommes capable d’affronter la Commune de Paris. Thiers ne peut pas gagner contre les communards sans l’aide indirecte de l’occupant. En 1940, le maréchal Pétain signe un pacte de collaboration avec l’Allemagne, puissance victorieuse de la France. Le IIIè Reich cautionne le nouveau régime de Vichy en contrepartie de concessions territoriales, financières, économiques et militaires. Dans les trois cas de figure, les hommes politiques cités ont assimilé la conquête du pouvoir à la nécessité de sauver le du pays. Ils ont ainsi contribué à faire naître dans l’opinion publique une certaine méfiance à l’égard du patriotisme et de ses finalités. Le patriotisme est l’expression du dévouement du citoyen pour son pays, en particulier lorsqu’il est menacé par un envahisseur. Il devient moins une notion plus abstraite lorsque l’ennemi est présenté après la défaite comme un partenaire indispensable.

Les militaires étaient théoriquement les plus sensibilisés pour amener les politiques à clarifier leur position sur le patriotisme et l’expression de la puissance. Mais les crises vécues par l’armée française entre le XIXe et le XXe siècle l’ont encouragée à se figer dans une posture de grande muette, afin de préserver un cadre de cohérence indispensable à son fonctionnement. Rappelons les principales crises :

* 1792: passage d’une armée royaliste à une armée révolutionnaire. La fusion des sans-culottes sans expérience avec des anciens cadres des régiments royaux dissous par la république, est le premier traumatisme majeur vécu par les militaires. * 1804: reconversion des armées de l’an II en armée impériale. La transformation de la France jacobine en empire modifia les liens entre l’armée et la nation. L’armée ne se contente plus de défendre l’hexagone contre les troupes contre-révolutionnaires des monarchies européennes. Les jeunes généraux bonapartistes deviennent les artisans d’une politique de conquêtes territoriales. * 1815: rétablissement de la Monarchie et épuration des bonapartistes et des jacobins des rangs de la nouvelle armée. Le rétablissement d’un pouvoir monarchiste à Paris se fait en contrepartie de concessions accordées par Louis XVIII aux Etats qui avaient battu l’armée impériale à Waterloo. * 1848: restauration brève de la république. Incertitude de la conduite à tenir par une haute hiérarchie militaire, majoritairement hostile à la rue. Les émeutes qui poussent Louis-Philippe à quitter le pouvoir ne débouchent pas sur une nouvelle forme d’unité nationale entre l’armée et la nation. Les généraux restent à dominante monarchiste. Le pouvoir redevient républicain. * 1852: création du Second Empire par Napoléon III. A la recherche d’une hégémonie de la France sur l’Europe, Napoléon III engage ses troupes contre l’empire russe en Crimée. La victoire obtenue aux côtés des troupes britanniques motive son esprit de conquête. Napoléon III multiplie l’envoi de corps expéditionnaires vers des territoires lointains comme la Cochinchine. En moins de 5 ans, s’effectue le passage d’une armée royaliste puis républicaine à une armée impériale. Cette mutation ne désorganise par l’armée française. En revanche, elle fragilise la détermination de ses cadres à s’engager dans une nouvelle forme de politique de puissance. * 1870: disparition de l’armée impériale au profit d’une armée républicaine dirigée par des conservateurs. Le décalage qui s’opère entre les objectifs fixés par Napoléon III et une absence de cohésion nationale débouche sur la défaite honteuse face à l’Allemagne. L’insurrection militaire de la Commune de Paris en est l’expression la plus voyante. Il en découle un nouveau schisme entre le pouvoir politique et le monde militaire. La défaite des troupes communardes face aux troupes versaillaises fausse une fois de plus une lecture unitaire du patriotisme. * 1940: écrasement de l’armée française par la Wehrmacht. Le régime créé par le gouvernement de Vichy aboutit à un schisme au sein de l’armée, entre les troupes loyales au maréchal Pétain et les Forces armées de la France libre du général de Gaulle. Entre un militaire qui dit faire le sacrifice de sa personne pour sauver son pays humilié et un autre militaire qui opte pour la rébellion dans le louable but de préserver l’honneur et la grandeur de la France, la divergence est totale, aussi bien sur la définition du patriotisme que sur l’avenir géostratégique du pays. Le maréchal Pétain était prêt à tout pour sauver les parties non occupées de l’empire colonial français. Le général de Gaulle cherchait à sortir de la défaite, pour ne pas faire payer au pays le lourd tribut du vaincu. Cette lutte acharnée entre deux chefs militaires laissera des séquelles profondes, notamment au sein des élites qui auront par la suite à s’impliquer dans la définition d’une stratégie de puissance.

Cette série de crises institutionnelles a constitué un obstacle majeur à l’émergence d’une approche homogène en matière de réflexion sur la stratégie de puissance. En 1958, le créateur de la Ve République a tenté de dénouer ces nœuds gordiens. Soucieux d’assurer le meilleur positionnement possible de la France dans le concert des nations, le général de Gaulle a eu du mal à faire passer ce discours dans la population. Son retour à la tête du gouvernement fut considéré par ses détracteurs comme un passage en force dans la vie politique française, même si le risque majeur de guerre civile en raison du conflit algérien, pouvait servir de justification. Une fois de plus, le débat sur la puissance était parasité par l’accord passé avec un adversaire extérieur.

L’absence de consensus sur l’issue de la guerre d’Algérie se traduit par un déficit important dans la lecture des rapports de force entre puissances et plus particulièrement entre pays alliés. La victoire stratégique remportée par les Etats-Unis à la suite de la disparition des empires coloniaux européens, est un cas d’école. Elle est peu commentée par les cercles dirigeants français et ne donne pas lieu à un débat de fond sur l’évolution de la puissance de la France après la lourde défaite de 1940. Cette tendance à l’absence de bilan est renforcée par la guerre froide. La solidarité occidentale contre la menace soviétique fait passer au second plan les autres enjeux, en particulier les enjeux géoéconomiques dont l’importance ne cesse de croître à partir des années 60, quand l’Europe et l’Asie vont être de nouveau en mesure de participer à la compétition économique mondiale. Il est étonnant de constater à quel point des théoriciens tels que Raymond Aron ont concentré leur réflexion sur le bien fondé de la puissance et non sur la problématique de l’accroissement de puissance.

La pensée de Raymond Aron4 sur la puissance est résumée par cette citation :

« La puissance d’un individu est la capacité de faire, mais avant tout, celle d’influer sur la conduite ou les sentiments des autres individus. J’appelle puissance sur la scène internationale la capacité d’une unité politique d’imposer sa volonté aux autres unités. En bref, la puissance politique n’est pas un absolu mais une relation humaine. » Raymond Aron en déduit une distinction un peu rigide entre la puissance offensive et défensive : la puissance offensive est la capacité d’un pays à imposer sa volonté aux autres tandis que la puissance défensive consiste à ne pas se laisser imposer sa volonté par les autres. Son décryptage des relations internationales est polarisé par l’affrontement Est-Ouest. Son approche de la puissance ne le conduit pas à étudier la manière dont les Etats-Unis ont su bâtir une stratégie d’accroissement de puissance fondée sur des ressorts patriotiques liés à leur lutte pour l’indépendance. Cette stratégie fut d’abord indirecte et conçue dans un rapport du faible au fort, nous précise Robert Kagan5. Selon lui, l’Amérique n’avait au XIXe siècle ni les moyens, ni intérêt à dévoiler sa recherche de suprématie, tant que les empires coloniaux européens étaient en situation de supériorité diplomatique, militaire et économique. Crise du patriotisme et négation de la puissance Les crises vécues par l’institution militaire ne sont pas l’unique cause de la crise du patriotisme. L’affrontement idéologique entre les deux Blocs a suscité une autre forme de rupture dans l’approche collective que nous avons du patriotisme. Dès la révolution russe, les partisans du modèle communiste ont pris fait et cause pour un autre type de patrie, à savoir l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques, qui fut présentée durant l’Entre-deux guerres comme la patrie du socialisme. Cet abandon d’un idéal patriotique national au profit d’un idéal patriotique étranger, censé matérialiser l’expression d’une nouvelle solidarité entre les peuples en lutte, a faussé les repères élémentaires forgés par les Etats Nations. L’ennemi n’était plus seulement extérieur, il devenait intérieur. Les défenseurs du système capitaliste durent revoir leur approche de l’unité nationale. La révolte des mutins de la Mer noire6 est un premier coup de semonce. D’autres suivront. La création de réseaux de rabcors dans les usines françaises symbolise l’ambiguïté des promoteurs du système communiste à l’égard de leur pays d’appartenance. Ces correspondants ouvriers remontaient de l’information à vocation syndicale. Ils rédigeaient aussi des rapports d’étonnement sur les avancées technologiques de leur pays afin d’aider le jeune Etat soviétique à rattraper son retard industriel sur l’Occident capitaliste. Cette double appartenance patriotique ne résista pas aux tensions internationales apparues après l’après l’échec de la Société des Nations. Le Pacte germano-soviétique officialisa l’incompatibilité entre la défense de la France et le soutien à l’URSS.

C’est surtout la création de la IIIe Internationale qui incita une partie du peuple de gauche à afficher une hostilité de principe à la politique de la France dans le monde. L’empire colonial français fut désigné par les responsables du Komintern comme un pouvoir exploiteur à combattre. Ce fut particulièrement flagrant à partir de 1946 quand le Parti communiste décida de manifester une opposition violente contre la guerre en Indochine. Certains sympathisants n’hésitèrent pas à saboter des matériels à destination du corps expéditionnaire. Et Jacques Duclos, responsable influent du PCF, de saluer en 1954 la victoire du Viet Minh à Dien Bien Phu. La guerre d’Algérie ajouta une confusion supplémentaire à la situation précédente, dans la mesure où le parti communiste adopta une attitude ambiguë sur la conduite à tenir face à la lutte armée pratiquée par les Algériens. Des militants pieds noirs rejoignirent le Front de libération nationale tandis que d’autres basculaient dans le camp de l’Algérie française.

A droite, l’empire colonial était encore perçu comme l’expression principale de la puissance française. Contrairement à son homologue britannique, il ne fut pas pensé à partir d’une stratégie prédéfinie. Tout en faisant profil bas sur la revendication du maintien de l’empire, la droite désigna les anticolonialistes comme des traîtres à la patrie.. Dès lors, il était impossible aux uns et aux autres de formuler une analyse critique sur les tentatives américaines de se substituer aux empires coloniaux européens, pour s’emparer de l’hégémonie mondiale. La contradiction entre un patriotisme de nature idéologique et un patriotisme centré sur l’expression de la puissance est illustrée par la paralysie stratégique des autorités françaises face à la politique américaine en Indochine. Le patriotisme idéologique s’exprime alors par la lutte que les autorités françaises mènent contre les menées subversives du Bloc communiste dans cette région du monde. Le maintien d’une présence française en Indochine ne correspond pas aux vues de Washington qui soutient discrètement les milieux indépendantistes vietnamiens. Hô Chi Minh et Giap n’auraient jamais pu disposer d’une force militaire capable de rivaliser avec l’armée française sans l’aide clandestine que leur ont accordée les Etats-Unis7 au cours des années 1940. Les premières unités de Giap ont été formées et équipées en matériel de guerre par des agents des services de renseignement américains. Ce n’est qu’à partir de 1949 que les troupes du Viêt minh recevront une aide logistique importante de la Chine, devenue communiste après la victoire de Mao Ze Dong sur les troupes de Tchang Kai-Chek. Le gouvernement français ne sut pas trouver de parade à cette intrusion américaine. Ses possibilités de réplique étaient restreintes parce que l’US Army avait libéré la France de l’occupant nazi et que les Etats-Unis garantissaient la sanctuarisation du territoire métropolitain contre les visées soviétiques.

Les retombées des guerres coloniales et de la guerre froide ont réduit la dimension du patriotisme au plus petit dénominateur commun. En comparant la notion de puissance à un acte de domination, la classe politique française l’a progressivement exclue de son vocabulaire à la suite des polémiques engendrées par les guerres coloniales. L’expédition de Suez de 1956 parachève à ses yeux l’ultime manifestation de la volonté de puissance française dans un contexte géopolitique d’amplitude mondiale. L’échec de cette opération militaire pour des raisons diplomatiques a marqué durablement les esprits. Au début de la Ve République, le général de Gaulle a voulu rendre tout son sens à l’idée de puissance. La première phase de sa démarche consista à imposer aux Etats-Unis sa vision de la souveraineté nationale, en finalisant le programme de dissuasion nucléaire élaboré sous la IVe République. La deuxième phase, centrée sur le désengagement de l’armée française du commandement de l’OTAN, aboutit au départ des troupes américaines et canadiennes stationnées sur le territoire national.

Le général de Gaulle esquissa les bases d’une alternative pacifique à la guerre froide, fondée sur la recherche de l’équilibre entre l’Est et l’Ouest ainsi que le rapprochement entre le Nord et le Sud. A l’écouter, le renouveau de la grandeur de la France passait par cette remise en cause de la division du monde en deux systèmes idéologiques diamétralement opposés. Les Etats-Unis combattirent cette recherche d’autonomie stratégique, parce qu’elle était contraire à leur volonté de suprématie sur la politique mondiale. L’histoire de cette rivalité de puissances entre deux alliés n’est que très partiellement écrite8. Le général de Gaulle a échoué dans sa recherche d’une troisième voie, alternative à la théorie des Blocs. Cette tentative de dessiner une grande stratégie pour la France n’a pas été possible par manque de soutien international, mais aussi par absence de motivation des élites françaises pour une telle stratégie. Le refus d’entériner la vision gaullienne de la puissance a été perçue dans l’hexagone lors de la visite au Québec. En lançant sa fameuse formule « Vive le Québec libre ! », le général de Gaulle a certes ému les canadiens francophiles, il n’a pas pour autant renforcé les sentiments patriotiques des Français. La majorité d’entre eux jugea cette prise de position inadéquate et aventureuse.

Cette désaffection pour les enjeux liés au patriotisme se cristallisa lors de la révolte estudiantine de mai 1968. L’incompréhension est totale entre la mouvance protestataire, à dominante anti-impérialiste opposée à la guerre au Vietnam, et l’instigateur d’une grande stratégie française fondée sur la remise en cause de la suprématie de l’Empire américain. Cette fracture ne retient guère l’attention des commentateurs de l’époque. Elle est pourtant d’une importance majeure. Après les défaites engendrées par les guerres coloniales, le gaullisme a incarné une valeur refuge de l’engagement patriotique, tout en symbolisant une certaine idée de la puissance de la France. La démission brutale du général de Gaulle laisse un vide qui ne sera pas comblé par ses successeurs. Dès lors, toute réflexion sur le patriotisme sera assimilée à une valeur refuge de la droite conservatrice et de l’extrême droite.

Défense du pré carré et stratégie de puissance Comment la notion de puissance a-t-elle été pensée par les gouvernements qui ont succédé au général de Gaulle ? A partir de 1969, la classe politique met en sourdine les orientations gaullistes sur la recherche de puissance et repositionne la France dans le sillage des Etats-Unis. Une telle orientation est perceptible dans la répartition des aires d’influence concédée par Washington à ses alliés. C’est ainsi que la France prend en charge la sécurité d’une partie de l’Afrique et contrecarre la Révolution des œillets au Portugal9. Sous les présidences Pompidou et Giscard d’Estaing, la menace principale est encore l’URSS. La focalisation du danger sur l’Est fige la réflexion stratégique. Les puissances occidentales ont certes des divergences d’intérêt, mais elles sont qualifiées de secondaires par rapport à l’affrontement Est-Ouest. Il est difficile dans un tel état d’esprit d’anticiper la problématique de l’Europe/puissance, ne serait-ce que sur un plan purement théorique.

Depuis la fin de la seconde guerre mondiale, les élites françaises ont pris l’habitude de définir l’intérêt national à partir des paramètres suivants :

* l’indépendance du territoire, * la démographie, * les forces militaires, * la dissuasion nucléaire, * les ressources (énergie, matières premières, approvisionnements), * le potentiel industriel (équipements, technologie, recherche-développement, innovation), * les valeurs communes.

Cette approche de l’intérêt national ne permet pas de discerner les nouveaux enjeux de puissance succédant à la guerre froide. L’émergence de l’Europe et de l’Asie avec deux pôles dominants, le Japon et la Chine, modifie le contenu des rapports de force internationaux. Dès le début des années 1990, les Etats-Unis intègrent cette nouvelle cartographie des acteurs en déclarant en 1994, par la voix de Bill Clinton, que la défense des intérêts économiques est la priorité numéro un de la politique étrangère des Etats-Unis. Les élites françaises n’apportent pas de réponse décisive à cette nouvelle dimension des rapports de force entre puissances. Quelques initiatives voient le jour comme la formation éphémère d’un Comité pour la sécurité et la compétition économique. Elles ont eu peu de résonance au sein du monde politique10, du patronat et de la haute administration.

La doctrine de l’Abbé Grégoire, énoncée au moment de la Révolution française, est encore très présente dans la manière d’appréhender la mondialisation des échanges : «La France est un tout et elle se suffit à elle-même. La nature lui a donné des barrières qui la dispensent de s’agrandir, en sorte que ses intérêts sont d’accord avec ses principes». La protection du patrimoine demeure la préoccupation prioritaire. Encore faut-il limiter la portée opérationnelle de cette politique de défense économique aux intérêts vitaux11. Aucune réflexion de fond sur l’accroissement de puissance ne vient compléter l’approche défensive conçue durant la guerre froide. Si les responsables économiques gardent de bons réflexes dans un certain nombre de secteurs industriels sensibles comme l’aéronautique, l’énergie, les transports, ils se montrent incapables de sensibiliser le pouvoir politique sur les stratégies d’accroissement de puissance des Etats-Unis ou des nouveaux pays industrialisés d’Asie. Piégés par le non-débat sur le patriotisme et la puissance évoqué précédemment, les chefs d’entreprise perdent, après la décolonisation, la notion géoéconomique de la puissance. Les conséquences de ce processus d’acculturation se sont fait sentir dans de nombreux centres de décision publics et privés. Le premier déclin significatif fut celui des industries traditionnelles de la Défense. Habitués à répondre à des cahiers des charges répondant à des besoins locaux, les manufactures d’armes et les arsenaux n’ont pas su refondre leur organisation et s’adapter aux nouvelles dynamiques compétitives apparues après la guerre froide.

D’autres déclins suivront, faute d’une approche stratégique adaptée au contexte. Le cas de l’industrie informatique est exemplaire. Au début de la Ve République, le général de Gaulle avait bien perçu l’importance majeure de cette nouvelle activité en lançant une initiative bâtie autour du plan calcul et du développement de l’entreprise Bull. Ce grand chantier avait été conçu comme les autres précédents, dans un contexte de relance industrielle et de modernisation de la France. Un détail avait peut-être échappé à ses concepteurs: la volonté des Etats-Unis de dominer la recherche, le développement des multinationales et le marché mondial de l’industrie informatique. Autrement dit, l’initiative industrielle française ne pouvait avoir une chance de réussir qu’en incluant dès le départ une stratégie du faible au fort pour contrer la recherche de suprématie américaine. Tous les détails comptaient dans cette série de batailles larvées et souterraines, à commencer par le montant des salaires des premiers ingénieurs informaticiens qui auraient dû être fixés arbitrairement au même niveau que l’offre américaine. La lutte contre la fuite des cerveaux était à ce prix.

La volonté d’affronter les Américains dans un secteur aussi stratégique était-elle à la hauteur de nos capacités de puissance ? Si ce n’était pas le cas, rien ne nous interdisait de tirer les enseignements de cette bataille perdue d’avance. Ainsi aurions-nous évité de commettre d’autres erreurs telle que la perte du leadership mondial de la carte à puces. L’affaire Gemplus, qui a défrayé la chronique pendant une dizaine d’années, est devenue un des exemples les plus démonstratifs de cette absence de stratégie de puissance. Si les autorités françaises ont aidé Gemplus à se développer en finançant une partie de sa recherche, elles n’ont pas su l’encadrer dans son approche du marché mondial. Contrairement aux Etats-Unis, qui verrouillent l’accès de leurs technologies sensibles en usant d’un arsenal législatif renforcé par les clauses de sécurité nationale, la doctrine française de protection du patrimoine protège les secrets de fabrication. En revanche, elle est peu efficiente lorsque l’attaque vient du marché occidental. La faille de Gemplus était sa quête constante de capitaux. Sans cet argent, l’entreprise française ne pouvait se hisser au niveau requis de la compétition. A la fin des années 1990, le PDG Marc Lassus fait appel à un fond d’investissement américain12 qui prend ainsi le contrôle de l’entreprise. Gemplus n’est qu’un cas parmi beaucoup d’autres. L’absence de stratégie concertée13 de conquête des marchés mondiaux prive la France d’une partie de l’exploitation de sa créativité industrielle dans les technologies de l’information.

Quels sont les blocages qui freinent l’émergence d’une prise de conscience sur une question vitale pour l’avenir de la France ? Notre histoire et notre culture sont la première explication14. Les grands groupes d’origine française savent être offensifs dans le processus d’innovation. Nos ingénieurs compensent la faiblesse des moyens financiers et humains par leur matière grise. Les Etats-Unis, le Japon, la Chine fondent leur enrichissement sur une stratégie d’accroissement de puissance. La haute administration française utilise des critères d’analyse centrés sur la gestion de la puissance publique in vitro. Les manœuvres souterraines qui opposent aujourd’hui les économies nationales et transnationales ne sont pas intégrées au pilotage stratégique de la France. Cela n’a rien d’étonnant dans la mesure où les étudiants des grandes écoles ne sont pas formés à cette approche.

Contrairement aux idées reçues depuis des décennies, l’Europe n’est pas encore la solution à ce type de défaillance. Le projet Galiléo, système global de navigation par satellite, est révélateur de la marge de manœuvre européenne dans le cadre d’une dynamique de puissance. Rappelons le contexte. Lors de la première guerre du Golfe, les Etats-Unis auraient coupé l’accès du GPS aux Israéliens. Washington préférant rester maître de la conduite des opérations, ne voulait pas que les avions de Tsahal se substituent à l’US Air Force pour détruire les sites de missiles Scud irakiens. Cet incident militaire entre alliés fut suffisamment explicite pour motiver plusieurs nations européennes15 à se lancer dans la construction d’un système autonome. Le risque de perte totale de souveraineté en matière de défense fut pris en compte par l’Union européenne qui décida de réaliser un projet concurrent au GPS américain. Cette décision fut loin d’être unanime. Sans que l’on puisse démontrer une quelconque pression extérieure, l’Allemagne, la Grande-Bretagne, les Pays-Bas et la Suède émirent de nombreuses objections et ralentirent le financement de Galiléo.

L’indépendance de la navigation par satellite n’est pas le seul défi de puissance que l’Europe ait à relever. Le contrôle global de l’information privée est un objectif de portée stratégique affiché par les Etats-Unis. Ses implications sont moins militaires que géoéconomiques. Revendiquant une logique commerciale, les Etats-Unis développent depuis la fin des années 70 des systèmes logiciels ayant une capacité croissante d’accès aux informations produites chaque jour dans le monde. Par cette forme d’acquisition invisible de la connaissance sur Internet, les Etats-Unis espèrent maîtriser l’avenir du commerce électronique. De telles possibilités non mesurables d’accès à la connaissance d’autrui constituent un défi de souveraineté que l’Europe se montre bien incapable de relever pour l’instant.

Renaissance d’une pensée sur la puissance

Depuis la fin de seconde guerre mondiale sont apparues de nouvelles formes d’expression de la puissance qui n’ont pas été bien intégrés aux fondamentaux de notre culture stratégique. Les impasses les plus flagrantes sont de nature géoéconomique. Fortement imprégnés par des siècles d’économie de subsistance, les cercles dirigeants français sont contraints à revoir leur grille de lecture sur les stratégies de puissance par le contrôle des technologies de l’information, le leadership dans l’industrie de la connaissance et l’influence au sein des organisations de concertation internationale. L’URSS a servi de ciment au monde occidental. Sa mort en tant qu’empire idéologique ennemi potentiel, restaure la nature historique ancienne des rapports de force entre puissances, à savoir la recherche de suprématie sur les marchés et les ressources et la création de liens de dépendances durables. La politique étrangère de Washington est dictée par les impératifs d’une domination sur tous les fronts (militaire, économique et culturel). Les nouveaux entrants comme la Chine ont appris la leçon. Interrogé sur le rapport entre la nation et la puissance, le philosophe Marcel Gauchet nous rappelait à juste titre dans un numéro du magazine Marianne daté du 19-25 août 2003 qu’aucun homme politique ne tient aujourd’hui le langage de la puissance : « C’est un langage réprouvé. Nous en arrivons à l’idéologie du jour, celle des droits de l’homme. C’est elle qui interdit de penser la politique, la nation, la puissance, le gouvernement. C’est par rapport à elle qu’il faut mener un travail de fond, sans lequel il n’y aura pas de refondation à gauche. »

Ce qui est vrai pour la gauche l’est aussi pour la droite. A quelques exceptions près, la classe politique vit à la vitesse de la France de l’intérieur. Elle n’a pas entamé pour l’instant de réflexion pour s’adapter à la gestion complexe de la problématique de puissance. Confrontés à des choix contradictoires de plus en plus fréquents comme être allié avec un pays occidental sur un dossier géostratégique et dans le même temps adversaire sur un dossier géoéconomique, les politiques ont pris l’habitude des décisions au jour le jour sans avoir l’audace de s’engager sur des stratégies de long terme. La construction difficile de l’Europe reproduit bien cette géométrie variable de la gestion du temps. Le changement de grille de lecture qui s’amorce depuis la chute du mur de Berlin est un rouleau compresseur que personne ne veut analyser à sa juste proportion. D’un monde stabilisé par la bipolarité entre l’Est et l’Ouest, nous passons à un monde déstabilisé par la poussée simultanée de la Chine, de l’Inde, du Japon, de la Russie, sans oublier le jeu de dominos qui en découle. L’Iran, la Turquie et beaucoup d’autres pays ont à définir rapidement leur propre cheminement dans cette nouvelle course à la puissance. Dans cette France à deux vitesses, le principal écueil qui nous guette est de privilégier le court terme aux dépens du long terme. La synthèse de l’art de gouverner la France se mesure depuis la IIIe République à la nuance très relative qui sépare la stratégie du paraître et la stratégie de la rente. La stratégie du paraître, c’est parler pour finalement ne rien faire de fondamentalement différent des politiques précédentes. La stratégie de la rente, c’est se contenter de vivre sur ses acquis et de tenter timidement d’en améliorer le contenu.

1. Rapport Intelligence économique et stratégies des entreprises, réalisé par le groupe de travail présidé par Henri Martre au Commissariat Général au Plan en tre 1992 et 1994. 2. Rapport au Premier Ministre,  Intelligence économique, compétitivité et cohésion sociale, juin 2003. Rapport au Premier Ministre A armes égales, 3 octobre 2005. 3. Henri Hauser, L’impérialisme américain, éditions Pages libres, 1905. 4. Raymond Aron, Paix et Guerre entre les Nations, Calmann-Lévy 1962. 5. Robert Kagan, La puissance et la faiblesse, L’Europe et les Etats-Unis ont-ils encore un avenir commun ? Plon, 2003. 6. A la fin de la première guerre mondiale, des marins de la flotte française située en Mer Noire se mutinent pour protester contre la politique française à l’égard de l’URSS. 7. Cecil B. Currey, Vo Nguyên Giap, Viet-nam 1940-1975, la victoire à tout prix, Phébus, « de facto », 2003. 8. Vincent Jauvert, L’Amérique contre de Gaulle, histoire secrète, 1961-1969, éditions du Seuil, 2000. 9. Discussion avec le général de Marolles, ex-directeur du Renseignement au Service de documentation extérieure et de contre-espionnage (ancienne appellation de la DGSE). 10. Moins d’une dizaine de parlementaires s’intéresseront à ces sujets jusqu’à la fin des années 1990. 11. Circulaire du 14 février 2002 du ministre de l’Economie, des Finances et de l’Industrie relative à l’organisation territoriale de la défense économique. 12. Nicolas Moinet, Les Batailles secrètes de la science et de la technologie, Gemplus et autres énigmes, éditions Lavauzelle, 2003. 13. Le site www.infoguerre.fr a lancé le débat depuis plusieurs années. 14. Ouvrage collectif sous la direction de Christian Harbulot, Didier Lucas, La France a-t-elle une stratégie de puissance économique? Lavauzelle, janvier 2004. 15. A l’occasion du 40e anniversaire du Centre national d’études spatiales (CNES), le président de la république française évoqua le risque de « vassalisation » qu’encourrait l’Europe en matière spatiale.

Chapitre "Intelligence économique et problématique de puissance" de Christian Harbulot, extrait du livre "L’intelligence économique : co-construction et émergence d’une discipline via un réseau humain" sous la direction de Jean-Pierre Bernat, Editions Hermes-Lavoisier, septembre 2008.

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