Ce nouveau livre de Pierre Lagrange a un curieux titre : qui sont donc ces « ILS », en majuscules, et que veulent-ils nous cacher, sur les ovnis ? Pour ceux qui ne connaissent pas Lagrange, le sous-titre peut faire croire que l’auteur va nous dévoiler les basses manœuvres des « debunkers », c'est-à-dire des gens qui s’emploient à mettre en doute, à dénigrer l’existence des ovnis : « Armée, services secrets, « debunkers » et autres maîtres de l’intox… ». Eh bien non ! C’est déjà le premier piège d’un livre qui en compte énormément, car c’est exactement le contraire que Lagrange s’emploie à démontrer, avec toutes sortes de raisonnements et d’arguments compliqués, dans ce livre de 370 pages : pour lui, les vrais debunkers sont ceux qui dénoncent le debunking, et plus précisément l’idée que les Etats-Unis possèdent, sur les ovnis, des connaissances secrètes qu’ils nous cachent. Oui, explique Lagrange, c’est vrai que les Américains ont pratiqué une politique de secret, mais c’est en réalité pour nous cacher qu’ils n’y comprennent rien ! Ecoutez bien cela, braves gens, il n’y a pas d’autre secret que celui-là. Et ceux qui pensent le contraire, s’appuyant sur de nombreux témoignages, ce sont eux les vrais menteurs, les vrais debunkers, les propagateurs d’une idéologie maniaque de la « conspiration », bref, d’un « complot anti-américain ». Voilà, résumée en quelques lignes, la thèse principale de Lagrange, qu’il martèle tout au long du livre, avec les arguments les plus tortueux et fallacieux, comme je vais essayer de le montrer.
L’un des angles d’attaque de Lagrange est de dénoncer un élitisme supposé de la part de ceux qui dénoncent le debunking. Ils pensent que le peuple n’est pas capable de comprendre les choses, nous explique Lagrange. C’est une vision du « grand partage » entre l’élite, qui sait, et le peuple ignorant ! Curieux argument. Comment cela se peut-il ? La « quatrième de couverture » nous ouvre déjà la voie :
« Il montre comment certains experts militaires français, dénonciateurs des prétendus complots de l’US Air Force, reprennent en fait la même démarche, jugeant le grand public trop immature pour être associé au débat et connaître la vérité sur les phénomènes ovni ».
Bigre ! C’est une accusation assez grave qui est portée là par Pierre Lagrange. On découvre rapidement, en accusé principal de cette forfaiture supposée, le Cometa et son fameux rapport de 1999, qui avait eu l’audace d’évoquer le problème du secret américain, notamment dans une annexe sur « Roswell et la désinformation ». Cela lui avait valu d’être attaqué quelques jours plus tard, avec une virulence extrême, par Pierre Lagrange justement, dans un article en pleine page de Libération du 21 juillet, intitulé : «Entre X Files et Independance Day, le rapport « d’experts » publié par VSD alimente la désinformation sur les ovnis en ridiculisant le sujet ». Il est vrai que Lagrange y était épinglé comme « victime » de la désinformation américaine, un mot plutôt gentil, à mon avis.
Essayons de comprendre le pourquoi de cette curieuse accusation d’élitisme, contre un groupe comme le Cometa qui a voulu, au contraire, attirer l’attention, à la fois du gouvernement et du public, sur ce sujet déprécié des ovnis. En fait, nous tenons là un premier exemple – il y en a beaucoup d’autres – d’un procédé très spécial de Lagrange consistant à retourner, à inverser les arguments. C’est ici le cas : leur rapport a été publié par l’éditeur de VSD Hors série, magazine populaire par excellence ! Drôle d’élitisme. On le leur a assez reproché, d’ailleurs… Mais posons-nous la question : où Lagrange veut-il en venir, avec cet argument saugrenu ? A l’idée suivante, élaborée dans la troisième partie, selon laquelle les partisans de théories « conspirationnistes », et les sceptiques qui dénoncent celles-ci comme étant « irrationnelles », sont aussi irrationnels les uns que les autres, et qu’ils font preuve d’un obscurantisme analogue, méprisant pour le peuple ignorant. C’est, pour reprendre les termes de Lagrange, « la théorie du complot obscurantiste contre la Raison » !
Là, je dois dire que Lagrange a bien travaillé pour brouiller les pistes et tout mélanger. On peut lui concéder, effectivement, qu’il y a une forme d’intégrisme chez certains rationalistes combattant de manière obsessionnelle tout ce qui semble menacer l’édifice de la science pure et dure. Un cas d’école est celui de l’Union rationaliste, longtemps présidée par l’astrophysicien Evry Schatzman, grand pourfendeur des ovnis. Mais, en le concédant, vous risquez d’entrer dans la dialectique subtile de Lagrange qui s’emploie ensuite à vous convaincre que, soupçonner des complots et des secrets, c’est tomber tout autant dans l’irrationnel ! Voilà l’astuce, le petit piège dans lequel il essaie de vous attirer. Incidemment, je crains pour Lagrange que son livre ne plaise pas plus aux sceptiques qu’aux ufologues, étant donné qu’il les renvoie dos à dos, en quelque sorte.
Voici un exemple de raisonnement très spécial de Lagrange, qui me vise directement, bien que je ne sois pas nommé. Dès la page 22, il brode sur l’idée que, même dans les rangs des ufologues, il paraît normal de mettre en doute les ovnis tant qu’on ne les a pas étudiés :
« En validant l’idée qu’il est normal de se montrer dans un premier temps sceptique sur la réalité du phénomène, ils laissent entendre que c’est le fait d’accepter cette réalité qui est finalement étrange. En avril 2007, au cours d’une émission animée par Yves Calvi, un ufologue expliquait, en s’inspirant d’une tradition bien établie, que, bien sûr, comme tout le monde, il avait commencé par être sceptique et que c’était là une attitude saine. En validant l’idée qu’il est normal de refuser l’existence des ovnis plutôt que de l’accepter, celui qui cherche à témoigner de son évolution par rapport au sujet apporte un argument supplémentaire en faveur de sa marginalité extrême ».
Notez bien ces expressions, choisies par Lagrange, de réalité finalement étrange, et de marginalité extrême. Il se trouve que l’ufologue non désigné, c’était moi, Gildas Bourdais, et je peux donc expliquer ce que j’ai dit à cette émission C dans l’air. Non, je n’ai pas du tout dit que « c’est le fait d’accepter cette réalité qui est finalement étrange » ! J’ai dit au contraire que, en 1969, après avoir été initialement intéressé par les ovnis, j’avais été convaincu de l’inexistence des ovnis par le rapport Condon, tel que présenté dans la presse à l’époque. Or, trois ans plus tard, en 1972, paraissait le premier livre de l’astronome Allen Hynek, qui avait été pendant vingt le conseiller scientifique de la commission ovni (« Livre Bleu ») de l’Air Force. Il y affirmait, de manière posée et réfléchie, la réalité des ovnis, et il m’avait alors convaincu. Hynek, avec ce livre important, avait justement fait sortir les ovnis de la marginalité où le rapport Condon les avait relégués. Autrement dit, j’ai expliqué exactement le contraire de cette idée de « marginalité extrême » que j’aurais, soit disant, alimentée selon Lagrange. Son livre est rempli d’arguments biaisés et tordus comme celui-là, et il faudrait écrire un autre livre pour les décortiquer et les désamorcer, page par page.
On retrouve, dans ce livre, la virulence de son article de Libération de 1999, qui contraste avec son comportement souvent assez « cool » à la télévision. Ainsi, ceux qui ont osé parler en France de ce problème de secret et de désinformation aux Etats-Unis, se font incendier par Lagrange, les uns après les autres. Il commence par déceler cette dérive calamiteuse chez Jean-Jacques Velasco, alors qu’il était encore le responsable du SEPRA. J’ai le plaisir de confirmer cette coupable dérive, en ayant discuté avec lui dès 1995 à l’occasion d’une émission de France 3 (on ne peut pas dire, incidemment, que France 3 ait progressé depuis : l’émission de 1995 était bien meilleure que la triste émission Pièces à conviction du 29 juin dernier). En juin 1997, également, Velasco avait contredit en direct, au journal de LCI animé alors par David Pujadas, Pierre Lagrange qui y présentait comme la Bible le second livre du Pentagone sur Roswell, intitulé bravement The Roswell Report. Case Closed. Ce livre, qui a fait beaucoup tiquer, même les grands médias américains, expliquait que les témoignages sur les cadavres non-humains vus à Roswell en juillet 1947 étaient une confusion avec des mannequins en bois pour essais de parachutes, qui avaient eu lieu dans les années 50, donc bien après. Mais Lagrange, lui, avait trouvé ce livre très bien : rien à dire, c’était la vérité, forcément, puisqu’elle venait du Pentagone ! Velasco, comme moi, n’était pas de cet avis, et je l’en avais remercié en direct.
Pierre Lagrange s’attaque, en premier lieu, au rapport du Cometa. Il se permet d’affirmer, par exemple, que c’est l’œuvre d’un seul homme (qui « tirerait toutes les ficelles ») pour en diminuer la portée, bien entendu. Il se fait ainsi l’écho d’une rumeur tenace, lancée notamment par Jean-Pierre Petit et Jacques Vallée. Laissons de côté les tristes règlements de compte personnels, et disons seulement que c’est complètement faux. Lorsque Lagrange a attaqué le rapport du Cometa en 1999, parallèlement avec Perry Petrakis et Jenny Randles sur Internet, j’ai décidé aussitôt de les défendre. J’ai alors fait la connaissance de ce groupe que je ne connaissais pas, et ils m’ont expliqué qu’ils avaient travaillé pendant trois ans dans des réunions régulières, animées par le général de l’armée de l’Air Denis Letty, chacun apportant sa contribution. Celles-ci étaient discutées par le groupe de travail, parfois âprement, jusqu’à un accord complet sur le texte final. Plutôt que de colporter ce ragot ridicule d’un rapport écrit pas un homme seul, Lagrange aurait mieux fait de se renseigner sérieusement.
Pierre Lagrange s’en prend, ensuite, violemment à François Parmentier et à son excellent livre OVNIS. 60 ans de désinformation (Editions du Rocher, 2004). Il accuse notamment l’auteur d’être à la botte du Cometa, dans un chapitre virulent, intitulé « OVNIS : trois cents pages de désinformation ! ». Il se trouve que je connais assez bien Parmentier, et je peux affirmer qu’il n’est pas du genre à être à la botte de qui que ce soit. Cette accusation est stupide, tout simplement. Il est vrai que Lagrange en prend pour son grade dans ce livre, qui est à lire par tous ceux qui veulent comprendre quelque chose de l’ufologie mondiale. Quoi qu’en dise Lagrange, qui ergote sur certains aspects difficiles, sur lesquels la plupart des lecteurs n’ont aucune idée, c’est un livre solide et bien documenté qui démonte avec précision la politique du secret aux Etats-Unis. Nombreux sont ceux qui ont salué ses qualités, tels Yves Sillard (j’y reviens plus loin), le professeur Auguste Meessen, et le journaliste Stéphane (pas Sylvain !) Allix. Je renvoie le lecteur à l’article du professeur Meessen, qui y commentait également mon livre sur Roswell à :
http://www.meessen.net/AMeessen/Deux_livres.pdf
Mais voyons, sur un exemple, la démarche de Lagrange pour le critiquer.
Lagrange cite un document bien connu, la lettre du général Twining, qui est discutée par François Parmentier dans son livre. Rappelons que ce général, commandant les services techniques de l’armée de l’Air américaine (AMC, Air Materiel Command), avait signé une lettre, datée du 23 septembre 1947, faisant un premier bilan de cette vague de « soucoupes volantes », à la demande du général Schulgen, chef adjoint des services de Renseignement au Pentagone. La lettre confirmait d’abord la réalité des ces engins, avec une description précise de leur aspect et de leurs performances extraordinaires. Remarquons ici que cette lettre, classée secrète à l’époque, a été publiée… en annexe du rapport Condon de 1969, qui concluait à l’inexistence des ovnis. Or cette lettre, à elle seule, prouvait le contraire ! Mais venons-en au point qui fait encore débat aujourd’hui. Le général Twining exprimait ensuite l’opinion (au § f) qu’il serait peut-être possible, un jour, de construire des engins plus ou moins comparables, mais que ce serait extrêmement coûteux, en temps et en argent, et que ce serait au détriment d’autres projets importants en cours. La lettre prenait alors un tour curieux car le général Twining évoquait ensuite (§ g) la possibilité que ce soient malgré tout des engins « domestiques », inconnus de ses services comme de ceux du général Schulgen. Il y a une contradiction entre ces deux paragraphes. En réalité, il était hautement improbable que ces directions importantes de l’armée de l’Air n’aient pas été au courant d’un tel projet s’il avait réellement existé. Ces ovnis n’étaient pas des « engins domestiques » et, d’ailleurs, le général Schulgen, justement, en avait déjà informé le FBI par lettre du 5 septembre. On voit ainsi que la lettre de Twining devenait moins claire, tout d’un coup. Or, le général Twining mentionnait ensuite « l’absence de preuve physique sous la forme de pièces récupérées après un crash qui permettraient d’établir de manière indéniable l’existence de ces objets ». Voilà, clament tous les sceptiques sur Roswell, la preuve qu’il n’y a pas eu de crash. Seulement, l’argument est faible car il méconnaît le sens et la portée de la lettre, qui se terminait par un appel urgent à tous les établissements publics de recherche, aussi bien civils que militaires, pour transmettre et étudier impérativement toutes les observations et données disponibles sur les ovnis. En fait, si un ovni avait été récupéré en grand secret, début juillet, près de Roswell, cela ne pouvait absolument pas être évoqué dans une telle lettre, destinée à une assez large diffusion, et classée à un niveau moyen de secret. En revanche, cette lettre n’était pas du tout incompatible avec une telle découverte, et c’est ce que François Parmentier explique avec raison dans son livre. On peut faire la même objection à un document analogue, cité bien entendu par Lagrange, écrit par le colonel McCoy en 1948. Bien d’autres auteurs partagent ce point de vue, par exemple les excellents chercheurs américains Michael Swords et Bruce Maccabee. J’avais détaillé tout cela, notamment, dans mon livre OVNIS. 50 ans de secret, publié en 1997 par l’éditeur actuel de Lagrange (on a parfois, il faut l’avouer, l’impression de reculer !) Or, qu’en fait Lagrange ?
Faites bien attention à la suite du raisonnement. Lagrange reproche alors à Parmentier d’accréditer l’hypothèse du crash de Roswell en 1947, et donc d’une politique du secret de l’Air Force depuis cette date, et il s’exclame avec indignation que « défendre une telle thèse revient à réécrire l’histoire des sciences » (page 102). Comment peut-il monter ainsi sur ses grands chevaux ? Il faut citer ici le commentaire de Lagrange, tellement il est curieux et fumeux :
« Cette thèse suppose deux choses : qu’il existe un savoir positif sur les ovnis (et donc sur d’autres sujets) et que la définition de la réalité n’est pas le résultat d’un travail, mais d’un constat ». Et il conclut : « … la thèse de Parmentier revient à dire que la réalité relève du constat, existe, que certains connaissent la vérité et qu’à partir de là il suffit d’obtenir des aveux des autorités ».
Pourquoi donc ne pourrait-on faire des constats ? Moi, je constate que j’ai les pieds sur terre (au sens propre). Je ne sais pas bien pourquoi, mais je le constate. Toute connaissance rationnelle, scientifique, commence ainsi, par des constats, me semble-t-il. Dans l’affaire de Roswell, que constatons-nous ? Que l’armée de l’Air avait commencé par annoncer la découverte d’un ovni, puis l’avait niée précipitamment avec une histoire de ballons, qui a varié dans le temps mais qui ne tient toujours pas debout, et que, en revanche, il y a une multitude de témoins crédibles, dont le nombre vient encore de s’accroître, sur la découverte d’un ovni. En conséquence de quoi, l’hypothèse d’un accident d’ovni maintenu secret mérite pour le moins d’être sérieusement considérée, au lieu d’être frappée de cette condamnation alambiquée.
Sur ces deux points, ballons et témoins, je renvoie le lecteur à deux de mes articles, le premier sur le livre de Karl Pflock (publié en français à l’instigation de Lagrange) : « Roswell, l’ultime enquête. Le flop de Karl Pflock », et le second sur le festival de Roswell et les nouveaux témoins, rassemblés dans le livre remarquable de Tom Carey et Donald Schmitt Witness to Roswell : « Le festival de Roswell 2007 et les nouveaux témoins sur l’accident d’un ovni ». On les trouvera sur le site du GREPI, à : http://www.ovni.ch/home/frame4.htm
Tout le chapitre de Lagrange sur Parmentier est de ce calibre-là, et le comble est atteint lorsqu’il qu’il finit par soupçonner son livre d’être « une vaste opération de désinformation », dans laquelle Lagrange englobe d’ailleurs le Cometa et d’autres, qui « imposent leurs idées paranoïaques au mépris du débat scientifique » (page 133) ! Citons encore une tirade digne de rester dans les annales de l’ufologie la plus ringarde :
« Parmentier a voulu établir un dossier digne des enquêtes de l’équipe d’Elise Lucet, il a tout juste réussi à sortir un mauvais sketch des Guignols » (Page 128).
L’émission de France 3, citée comme modèle : quelle gaffe ! Nous aurons la bonté de supposer que le livre était déjà imprimé avant la triste émission du 29 juin dernier.
Pierre Lagrange, en revanche, semble éviter de s’attaquer à la personne d’Yves Sillard, et à son livre collectif Phénomènes aérospatiaux non identifiés. Un défi à la science (Le Cherche Midi, 2007). Sillard, qui avait créé le premier groupe d’études ovni, le GEPAN, en 1977, alors qu’il était Directeur général du CNES, est maintenant président du comité de pilotage du nouveau service d’étude, le GEIPAN, et il reste donc un homme important, à ménager. Tout au plus, Lagrange déplore-t-il la présence de Parmentier dans le livre. Mais c’est cohérent avec les déclarations publiques d’Yves Sillard qui a bien critiqué publiquement, lui aussi, la politique américaine de secret sur les ovnis.
Que dire de l’abondante documentation ? Le livre de Lagrange peut donner une impression de sérieux, avec plus de 140 pages de documents en annexes. Mais c’est un dossier curieux, déséquilibré. Lagrange consacre pas moins de 43 pages aux débuts de la première vague de « soucoupes volantes » en 1947 (il aime cette expression désuète, un peu ridicule), avec l’observation de Kenneth Arnold, et l’affaire très obscure de Maury Island, au moins de juin, où entrent en scène pour la première fois des « hommes en noir ». Mais ensuite il passe directement aux démêlés de l’Air Force avec le FBI, avec une série de lettres qui commence le 10 juillet. Ces documents, certains très connus, sont intéressants car ils montrent une démarche tortueuse de l’Air Force pour mener en bateau le FBI, en lançant ses agents à la chasse aux « couvercles de poubelles et autres sièges de W.C », pendant que l’armée s’occuperait des cas sérieux. Mais la manœuvre, ayant été éventée, avait provoqué une grosse colère du Directeur Edgar Hoover dans une lettre célèbre au général McDonald. Cependant, il y a un gros trou entre les deux chapitres : rien sur l’affaire de Roswell ! Ou plutôt, Lagrange nous explique une fois de plus que ce n’était qu’un incident de rien du tout. Eh bien si, le communiqué de presse de la base de Roswell, révélant la découverte d’un « disque volant », et le démenti du soir, constitue le point culminant de la vague de 1947, comme on le voit bien, par exemple, dans le New York Times des premiers jours de juillet. La vague des « soucoupes » suscite alors de plus en plus d’intérêt, s’installant en première page, jusqu’au démenti de Roswell, qui fait le plus gros titre du journal du 9 juillet. Dès le lendemain, le sujet des soucoupes retombe en fin de journal, avec un petit article ironique (voir à ce sujet mon livre Roswell. Enquêtes, secret et désinformation, JMG, 2004). Il n’est pas exagéré de dire que le rideau du secret sur les ovnis est tombé, dès le soir du 8 juillet 1947, avec le démenti de Roswell. Ce n’est pas une petite affaire, mais vous n’avez aucune chance de vous en rendre compte en lisant le livre de Pierre Lagrange. La colère de Hoover est un épisode intéressant, mais mineur, en comparaison.
Il me faut encore commenter les critiques de Lagrange contre moi et mon livre sur Roswell, qui finissent pas arriver, page 199. Première critique : j’ai cité de travers, prétend Lagrange, l’ancien capitaine Sheridan Cavitt qui avait accompagné le Major Marcel sur le champ de débris de Brazel, en juillet 1947. Interviewé longuement dans le Roswell Report de l’Air Force, publié en 1995, c’était pour lui le moment où jamais de se rappeler qu’il avait trouvé un train de ballons « Mogul », or il s’y est refusé obstinément, s’en est tenu au mensonge initial de l’unique ballon météo. Cavitt s’est même payé le luxe de se moquer de Karl Pflock, l’appelant « notre meilleur debunker ». J’ai souligné que, par cette attitude, Cavitt apparaissait indubitablement comme un témoin négatif contre Mogul. Commentaire, méprisant, de Lagrange :
« Outre que l’on peut interpréter ce propos de façon bien plus prosaïque et qu’il faut s’appeler Gildas Bourdais pour y voir une preuve (les ufologues américains ont curieusement laissé de côté cette « preuve »), l’idée que l’Air Force ait pu laisser passer une bourde pareille dans son propre rapport relève soit du trait d’humour soit du suicide programmé ».
Cette phrase est sidérante d’esbrouffe désinvolte. D’abord, Lagrange se dispense de proposer une explication plus prosaïque : il lui suffit d’affirmer que c’est possible, en somme. Ensuite, il est faux que les ufologues américains n’aient pas remarqué cette curieuse déclaration de Cavitt. C’est Kevin Randle qui avait, le premier, attiré l’attention dessus, dans son bulletin Roswell Reporter du printemps 1995 (l’interview était de mai 1994). En 2001, J’ai cité cette phrase assez dévastatrice de Cavitt dans un message sur la liste UFO Updates, et le physicien Bruce Maccabee l’a commentée ainsi dans un message du 15 août 2001 (« Review of Pflock’s Roswell ») : « C’est pourquoi je dis que Cavitt est l’un des témoins les plus solides en faveur de Roswell comme événement non ordinaire (« anomalous »). Amusant ! » Il faut savoir que Maccabee est très pince-sans-rire. Il a d’ailleurs écrit tout un commentaire sur Cavitt, intitulé « Cavitt Emptor », sur son site à http://brumac.8k.com
Pour étayer l’idée que l’Air Force n’aurait pas laissé passer une telle bourde dans son Roswell Report, Lagrange fait plus loin ce commentaire élégant : « Si l’armée avait voulu désinformer à tout prix, il lui était facile de manipuler le témoignage de Cavitt » (p. 200). Eh bien non, ils ne l’ont pas fait, car ils ont peut-être eu l’intelligence, tout simplement, de se douter que Cavitt, découvrant cela, aurait pu réagir publiquement. A mon avis, ce n’est pas une bourde, ni une plaisanterie. C’est un message de Cavitt, qui dit à peu près ceci : « Ecoutez, j’ai déjà avalé en 1947 un gros mensonge avec le ballon météo. Ne me demandez pas d’en avaler un autre, plus gros encore, avec Mogul ».
Dans la même veine, Lagrange se moque de moi quand je remarque que le vieux professeur Charles Moore, qui a soutenu le scénario du train de ballons Mogul, avouait dans son livre ne pas se souvenir du lancement en question, ce qui ne l’avait pas empêché d’affirmer qu’il avait sans doute été lancé dans la nuit , et de bricoler les données météo pour arriver à le faire atterrir sur le champ de débris. En fait, le responsable en chef des lancements, Albert Crary, a écrit dans son journal que le lancement avait été annulé pour cause de temps couvert cette nuit-là (voir mon article cité plus haut). Autre commentaire désinvolte de Lagrange : « Si Moore était le manipulateur que prétend Bourdais, pourquoi donc aurait-il inventé cette explication de ballons sans inventer aussi les souvenirs qui vont avec ? » Il se trouve que j’ai correspondu avec Charles Moore. C’était un homme coléreux mais qui avait un fond d’honnêteté. Il s’était persuadé de la justesse de la théorie Mogul, mais ne se rappelait pas du lancement. Figurez-vous, Lagrange, qu’il n’était pas du genre à inventer un faux souvenir !
Lagrange croit pouvoir m’épingler à nouveau, au sujet de Karl Pflock. L’ayant rencontré en 1995 au congrès du Mufon, je l’avais obligé à admettre qu’il y avait eu, au-dessus du champ de Brazel, une violente explosion. Or, des ballons météo gonflés à l’hélium ne peuvent certainement pas provoquer une énorme explosion. Pflock en avait convenu de mauvaise grâce, mais cela ne l’avait pas gêné pour réaffirmer deux heures plus tard, lors du panel final du congrès, la théorie Mogul. Bagatelle, ironise Lagrange : « Pour moi, c’est plutôt la preuve que Pflock voulait se débarrasser de Bourdais et de ses remarques « à côté de la plaque » sans trop le froisser ». Et voilà, il ne faut pas se gêner, selon Lagrange, on peut toujours raconter n’importe quoi !
Encore un exemple et je m’arrête. J’ai expliqué, dans mon livre sur Roswell, que Irving Newton, l’officier météo de Fort Worth que le général Ramey avait convoqué brièvement dans son bureau pour identifier le ballon météo et sa cible radar, a fait des récits différents de l’incident. Dans le premier, rapporté aux enquêteurs privés, il dit que le Major Marcel, qui était là, avait essayé de se donner une contenance en lui demandant s’il ne voyait rien d’anormal. Mais dans son second récit, fait aux enquêteurs de l’Air Force et publié dans le Roswell Report, il a modifié légèrement son récit, juste ce qu’il fallait pour faire passer Marcel pour un idiot. Totalement faux, s’exclame Lagrange : « Il suffit de lire les témoignages pour constater que Newton ne varie pas d’un pouce et ne se contredit aucunement » (p. 201).
Eh bien si, il a changé son récit, Newton ! Il en a même donné trois versions, en fait. Je l’ai expliqué en détail dans mon livre Roswell. Enquêtes, secret et désinformation (p. 233). Dans la première version, Newton ne mentionne même pas la présence de Marcel (version racontée à William Moore, publiée dans son livre de 1980, pp. 39-40 de l’édition de poche). Il n’était resté qu’un instant, avait identifié immédiatement les restes d’un banal ballon météo avec sa cible radar, et avait été congédié (« When I had identified it as a balloon, I was dismissed »).
Dans une deuxième version, racontée à Randle et Schmitt et publiée dans leur premier livre (UFO Crash at Roswell, 1991, pp. 73-74), Newton commence à dire que Marcel cherchait à sauver la face en lui demandant s’il était bien sûr qu’il s’agissait d’un ballon normal : « Newton dit qu’il pensait que Marcel essayait de sauver la face et ne pas avoir l’air d’un idiot qui ne pourrait faire la différence entre un ballon et quelque chose d’extraordinaire » (« Newton said that he tought Marcel was trying to save face and not seem to be a jerk who couldn’t tell the difference between a balloon and something extraordinary »).
Puis, lors d’un nouveau témoignage publié par l’Air Force (premier rapport de juillet 1994, puis Roswell Report d’octobre 1995), Newton prétend que Marcel a ramassé des bouts de baguettes de la cible radar et a essayé de le convaincre qu’il y avait dessus des inscriptions extraterrestres. Newton ajoute qu’il y avait bien des inscriptions délavées, de couleur rose ou lavande, sans « rime ni raison » (un bon point pour Mogul !), mais que Marcel ne l’avait pas convaincu que c’étaient des écrits extraterrestres (« While I was examining the debris, Marcel was picking up pieces of the targets sticks and trying to convince me that some notations on the sticks were alien writings. There were figures on the sticks, lavender or pink in color, appeared to be weather faded markings with no rhyme or reason (sic) He did not convince me that these were alien writings »). Il y a là un flagrant délit de mensonge éhonté car, sur les photos très détaillées de ces débris, on ne voit absolument aucune inscription !
Encore un mot sur Newton. Le professeur Charles Moore m’a passé des documents, dont une lettre de Newton à Robert Todd, écrite en 1993. Il y racontait même que, dans ces débris de Fort Worth, les baguettes de la cible radar n’étaient pas en bois mais en plastique solide (« I don’t think the beams were wooden, but rather a tough plastic »). Or le Roswell Report de 1000 pages ne parle nullement de cibles radars montées sur baguettes en plastique. Enfin, il faut savoir que le Major Marcel avait suivi des cours sur les radars, à Langley en 1945, et n’ignorait rien de ces modestes cibles radar ! Disons le clairement, Irving Newton a raconté n’importe quoi, et il faut s’appeler Pierre Lagrange pour ne pas voir la dérive de son témoignage, très opportune pour l’Air Force.
En bref, que penser de tout cela ? Il y a une idée simple et forte qui s’impose une fois de plus, celle d’un très gros problème de secret sur les ovnis, principalement aux Etats-Unis, qui commence à l’époque de l’incident de Roswell, et même peut-être avant. Et la question que l’on peut se poser, plus que jamais, c’est : combien de temps cela va-t-il pouvoir encore durer ?
Gildas bourdais - Juillet 2007