"Commandant, que ferez-vous d'Oussama Ben Laden lorsque vous aurez reconquis tout l'Afghanistan ?" Ahmad Chah Massoud ne peut s'empêcher d'éclater de rire à la question posée par le journaliste de télévision qui lui fait face, ce 9 septembre 2001. Le chef de l'Alliance du Nord, figure emblématique de la résistance aux talibans, se trouve alors à Kawja Bahaudinne (Afghanistan), sa base de repli ; il ne se méfie pas des deux hommes, le journaliste et un cameraman, venus l'interviewer pour une chaîne prétendument appelée Arabic News International (ANI-TV).
Ce 9 septembre 2001, l'organisation d'Oussama Ben Laden, Al-Qaida, signe l'une des opérations les plus retentissantes de son histoire. Deux jours avant de commettre les attentats du 11-Septembre à New York et à Washington, elle élimine son principal ennemi, l'homme qui est venu demander aux Européens de se mobiliser contre les talibans, Ben Laden et leur soutien au sein des services de renseignement pakistanais. Le commandant Massoud — Al-Qaida le sait — aurait pu relayer dans son pays l'offensive qui ne manquera pas d'être lancée par les Américains après les attentats en préparation aux Etats-Unis. Voilà sans doute pourquoi elle a organisé l'assassinat avec tant de minutie.
Au-delà des deux "kamikazes", tout un réseau a été mis en oeuvre pour cette opération. Sept membres présumés de ce groupe ont comparu, du 30 mars au 13 avril, devant la 13e chambre du tribunal correctionnel de Paris. Toutes n'ont pas joué un rôle de premier plan dans l'affaire, mais leur procès, après ceux de 23 autres personnes, à Bruxelles, en 2003 et 2004, permet de mieux comprendre le djihad (guerre sainte) et l'itinéraire des deux assassins. Ces derniers s'appelaient en réalité Dahmane Abd El-Sattar — le faux journaliste — et Bouraoui El-Ouaer — le faux cameraman — ; ils étaient Tunisiens. Le premier, âgé de 39 ans, était issu d'un milieu aisé de la ville côtière de Gabès. Le second, âgé de 31 ans, venait d'une famille d'ouvriers de Sousse. Leur histoire est celle d'une évolution progressive vers la mouvance islamiste...
Dahmane Abd El-Sattar, étudiant moyen dans son pays, est arrivé en Belgique en 1986 dans le but de décrocher un doctorat en communication. Six ans plus tard, alors qu'il espère toujours obtenir un diplôme universitaire, il se prépare à une douloureuse séparation avec Samia, une jeune femme qu'il a épousée au pays en 1991. Le jeune homme aux idées de gauche, qui écoute du reggae et boit volontiers de la bière blanche, est considéré comme serviable, ouvert et peu religieux, mais ses mésaventures professionnelles et conjugales le rendent amer. Il se renferme sur lui-même, laisse pousser sa barbe, refuse désormais de serrer la main des femmes. Vivant tant bien que mal de petits boulots, notamment dans une poissonnerie, il déménage beaucoup et, à partir de 1997, fréquente diverses mosquées.
Le parcours de son complice, Bouraoui El-Ouaer, est plus banal. Cet ancien ouvrier textile débarque en Belgique après avoir tenté sa chance en Allemagne et en Italie. Sans formation, il vivote en exerçant, lui aussi, divers petits boulots. Il a le profil-type de l'exécutant et se mettra toujours au service de Dahmane Abd El-Sattar. Tous deux fréquentent la même mosquée, à Bruxelles.
Leur trajectoire a été illustrée par deux récits livrés par Malika El-Aroud, la deuxième épouse de Dahmane Abd El-Sattar. A son retour d'Afghanistan, où elle avait accompagné son mari pour s'occuper, dit-elle, de "projets humanitaires" et enseigner "l'islam véritable", cette femme de 45 ans s'est d'abord confiée à une journaliste belge, Marie-Rose Armesto. Brouillée avec la journaliste qui a tiré un livre de leurs conversations (Son mari a tué Massoud, éd. Balland, 2002) et a évoqué, dès février 2002, la présence de réseaux terroristes en Belgique, Malika El-Aroud a ensuite rédigé son propre ouvrage, Soldats de lumière (La Lanterne Editions, 2004), publié avec le soutien d'un groupe islamiste bruxellois. A l'entendre, son mari n'était pas un terroriste mais "un homme réfléchi, prêt à sacrifier sa vie pour sauver des innocents opprimés".
"On retrouve dans ce livre beaucoup d'éléments qui permettent de comprendre ou d'approcher la motivation de ceux qu'on décrit comme les "fous de Dieu", explique Claude Moniquet, spécialiste de ces questions et auteur de l'ouvrage Djihad et islamisme en Belgique (éd. Jourdan-le-Clercq, 2005). Parmi ces éléments, le thème de "l'oppression des musulmans" et celui de "l'humiliation virtuelle".
Dahmane Abd El-Sattar n'était pas un cas social. Avant de venir étudier en Europe, il avait connu une jeunesse plutôt protégée en Tunisie. Quant à sa préoccupation pour le sort de ses coreligionnaires musulmans, elle relevait, selon M. Moniquet, d'une "identité reconstruite, qui ne correspondait à aucun vécu personnel mais à une appropriation des souffrances des autres qui, mythifiées et intégrées, forment la personnalité et la volonté du djihadiste". Reste à savoir comment il est arrivé à l'islam radical... Tout indique qu'il commence à basculer à partir du milieu des années 1990 en fréquentant un groupe de Tunisiens en compagnie d'Adel Tebourski, l'un des prévenus du procès de Paris. Dahmane Abd El-Sattar a fait connaissance de ce Franco-Tunisien en 1987, à l'université catholique de Louvain. A l'époque, Adel Tebourski étudiait les mathématiques. La justice française le soupçonne aujourd'hui d'avoir été l'un des "logisticiens" du groupe appelé à tuer Massoud. Une accusation qu'il a contestée à la barre du tribunal, cherchant au contraire à se démarquer des fondamentalistes musulmans (Le Monde du 1er avril). Il aurait cependant fourni des passeports et des billets d'avions et aidé à l'acheminement des tueurs vers les aéroports.
Ala fin des années 1990, l'un des inspirateurs de Dahmane Abd El-Sattar et Adel Tebourski est un Tunisien naturalisé belge, condamné dans son pays d'origine pour appartenance à un groupe intégriste : Tarek Maaroufi. Réputé proche du Groupe islamique armé (GIA) algérien, cet homme souriant et patelin a également été condamné en Belgique pour trafic d'armes en 1995. Il a ensuite été impliqué dans trois filières mises au jour dans ce pays, dont celle de l'assassinat de Massoud et celle qui, avec l'ex-footballeur professionnel Nizar Trabelsi, préparait un attentat antiaméricain soit à Paris, soit dans le Limbourg belge.
A en croire la police française, Tarek Maaroufi était également impliqué dans les préparatifs de l'attentat manqué contre le marché de Noël, à Strasbourg, en 2000. Les services de renseignement italiens voient en lui l'un des leaders européens du GSPC, un groupe salafiste. Quant à la justice belge, elle a acquis la conviction qu'il a organisé des filières d'acheminement vers l'Afghanistan, tentant d'y former de futures troupes d'assaut contre le régime tunisien. Certaines sources affirment que c'est d'ailleurs pour remercier Ben Laden d'ouvrir ses camps à leurs hommes que des salafistes tunisiens auraient mis leurs militants à son service pour éliminer Massoud.
Le réseau dans lequel Dahmane Abd El-Sattar et son ami Tebourski (l'ancien étudiant en mathématiques) mettent les pieds dans les années 1990 leur fait rencontrer d'autres figures marquantes de la mouvance fondamentaliste. Parmi elles, Cheikh Bassam. Ce prêcheur radical, français d'origine syrienne, dirige le Centre islamique belge, à Bruxelles. Autre personnalité importante : le Tunisien Mohammed Sliti, un garagiste parti s'installer en Afghanistan dès 1999 avec sa femme et ses cinq enfants. C'est lui qui, à l'automne 2000, accueille Dahmane Abd El-Sattar en Afghanistan.
Celui-ci, rebaptisé Abou Hobeid, subit neuf mois d'entraînement physique et de formation idéologique. Il fréquente Trabelsi (l'ex-footballeur), mais aussi des Français : Djamel Beghal (condamné, depuis, à dix ans de réclusion à Paris) et Zacarias Moussaoui, un jeune homme qui sera par la suite accusé par les Américains d'être impliqué dans les attentats du 11 septembre 2001.
Malika El-Aroud rejoint son mari en Afghanistan en janvier 2001. Elle est porteuse de divers objets remis par Tebourski : des dictionnaires français-arabe, un ordinateur, des dollars et deux multimètres, des appareils de mesure pouvant aider à la fabrication d'une bombe. Le couple s'installe bientôt dans la "ville des élus", où se dressent des maisons offertes par Ben Laden à ses meilleurs combattants. Dahmane Abd El-Sattar initie son épouse au maniement des armes. Au début août 2001, il lui annonce avoir "enfin trouvé du travail" comme "journaliste". Sa première mission sera d'aller "interviewer" Massoud.
Il a en poche une lettre de recommandation de Yasser Al-Siri, directeur du Centre d'observation islamique, une organisation basée à Londres. Ce document présente Dahmane Abd El-Sattar et El-Ouaer — le faux cameraman, passé par la Tchétchénie avant de suivre une formation en Afghanistan —, comme les envoyés spéciaux d'Arabic News International, une chaîne fictive. En fait, Al-Siri est un proche du numéro deux d'Al-Qaida, Ayman Al-Zawahiri. Il affirmera plus tard ne pas connaître les deux hommes, assurant que cette "lettre de recommandation" était fausse (Le Monde du 3 octobre 2001). Au printemps 2000, Dahmane Abd El-Sattar est en tout cas passé par Londres. Bloqué par les services de l'immigration, il a dû s'échapper d'un centre de transit et appeler à la rescousse son ami Adel Tebourski. Ce dernier s'est arrangé pour lui faire livrer un autre passeport afin de lui permettre de rejoindre le Pakistan, puis l'Afghanistan, avec un visa délivré par l'ambassade des talibans à Islamabad (Pakistan).
Ce détail important aurait dû intriguer les membres de l'Alliance du Nord, en août 2001, quand les prétendus journalistes se sont présentés à eux : comment avaient-ils pu obtenir ce visa auprès des talibans en expliquant qu'ils comptaient rencontrer leur ennemi, le commandant Massoud ? Toujours est-il qu'en jouant les innocents, les deux hommes ont fini, au bout de trois semaines, par endormir la méfiance de tous et approcher le chef de la résistance, dans son fief de Kawja Bahauddine. Françoise Causse, une journaliste française, a, elle, renoncé à obtenir un entretien. Elle a regagné Paris avec toutefois dans la poche des images de ces deux hommes au comportement étrange que la présence de sa caméra semblait tant importuner. Ils étaient, il est vrai, concentrés sur leur mission : tuer celui que Malika El-Aroud appelait "le diable".
"Massoud était un mauvais musulman, on était en guerre et il était légitime de le tuer", a déclaré l'épouse du faux journaliste. Jugée en septembre 2003 à Bruxelles, elle n'a pas changé de propos à cette occasion. Sa complicité n'ayant pu être établie avec certitude, elle a échappé aux sanctions. Le tribunal a toutefois jugé que ses idées radicales avaient pu influencer son mari (un "combattant du Bien", à l'entendre) et qu'elle conservait un "mépris évident" pour le monde occidental. La justice belge a en revanche condamné Tarek Maaroufi (six ans de prison), l'ex-footballeur Nizar Trabelsi (dix ans), le garagiste Mohammed Sliti (cinq ans) et d'autres membres d'un réseau qui comptaient visiblement préparer d'autres actions que l'assassinat du chef de guerre afghan.
Depuis, Malika El-Aroud a franchi un nouveau pas. Arrêtée fin février en Suisse lors d'une opération visant des islamistes radicaux, elle est accusée d'avoir contribué à mettre sur pied "islamic-minbar", un site Internet montrant notamment des mises à mort d'otages, des mutilations, ou délivrant des instructions pour des attentats ou la fabrication de bombes. La femme, qui a écrit que le 11-Septembre était l'œuvre des "juifs qui voulaient détourner l'attention du monde pour raser la Palestine et les Palestiniens", n'a manifestement pas terminé son évolution.
Jean-Pierre STROOBANTS
Source du texte : LE MONDE.FR