Il ne faut jamais croire ce qu’on se raconte. Lui, par exemple, depuis qu’ils s’aimaient, il s’était toujours imaginé qu’il serait le premier à mourir. Une idée qu’il cultivait depuis longtemps et avec laquelle il se rassurait. Les gènes étaient pour lui : dans sa famille, sauf guerre mondiale ou épidémie de grippe espagnole, on passait de vie à trépas beaucoup plus tôt que de son côté à elle. Il y avait aussi les statistiques. L’Institut National de la Démographie, qui n’a pas l’habitude de plaisanter, le répète année après année : les femmes vivent plus longtemps que les hommes.
Il s’attardait assez peu sur le pourquoi et le comment de sa disparition Il y a des façons si désagréables de quitter ce bas monde qu’on préfère éviter d’y penser. Quant au moment où surviendrait l’inéluctable, il avait accepté facilement, croyait-il, de n’en connaître ni le jour, ni l’heure pourvu que ce fut avant elle.
Et voilà que l’heure et le jour étaient venus et que ce n’étaient pas les siens. Un premier coup de téléphone à l’heure où la nuit ne se décide pas à finir, un autre trois heures plus tard, une de ses dernières illusions venait de s’écrouler.A quoi pense-t-on dans ces moments-là ? Et après ? A ceci, par exemple : Chaque année, depuis dix ans, il partait marcher seul, pendant deux ou trois semaines sur les Chemins de Saint Jacques. Elle l’accompagnait à la gare. Il s’installait près d’une fenêtre et, lorsque le train partait, il la voyait qui faisait quelques pas, pour rester à sa hauteur, le plus longtemps possible. N’ayant pas peur du ridicule : à leur âge, ils continuaient de s’envoyer des baisers à travers la vitre.
Cette fois, c’est lui qui est resté sur le quai, lui qui a agité la main sans être sûr qu’elle distingue encore sa silhouette, lui qui n’a pas su retenir ses larmes.
Il ne faut jamais croire ce qu’on se raconte.
Chambolle
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