Albertine
dort (La prisonnière). C'est le seul moment où
le narrateur de la Recherche peut la posséder entière. « Ce
que j'éprouvais alors, c'était un amour aussi pur,
aussi immatériel, aussi mystérieux que si j'avais été
devant ces créatures inanimées que sont les beautés
de la nature. »
Il
nous est évidemment arrivé de nous noyer dans des
paysages abrupts, romantiques, tourmentés, de nous abîmer
en rêveries panthéistes devant la nature, quand elle
s'impose, dans ces moments où l'arrangement des forêts,
des sommets, des nuages, de la lumière, des arbres et des rocs
n'est soudain plus un décor mais un spectacle qui brille d'un
éclat inaccoutumé en même temps qu'il se désancre
du réel, qu'il semble flotter, vide, étranger,
inhumain, splendide et lointain. Dans ces moments où nous nous
sentons exclus, où nous nous rendons compte que nous ne sommes
pas nécessaires au monde, qu'il existe en dehors de nous.
Moments où il est coutume de dire, pour liquider ce sentiment
de fragilité gênant, qu'on se sent tout petit.
Extases
peut-être semblables, d'ailleurs, à celles qui viennent
des oeuvres d'art. Une expérience de l'altérité
qui marque encore mieux par contraste ce que nous sommes. Soudain,
face à un tableau, un film ou un roman, nous sommes tirés
hors de nous-même. Nous ne sommes plus le centre du monde, la
mesure de toute chose. Nous avons brutalement accès au moi de
quelqu'un d'autre, à sa vision, à ce qui est le plus
intime et le plus important pour lui: la quête d'une harmonie,
d'une beauté, d'un sens.
Ce
qui est commun, dans ces états, c'est la déréalisation.
L'effacement du moi pendant un instant devant un spectacle où
il n'est pas, un spectacle qui est le fragment d'un autre univers.
Un
fragment qui s'impose comme une essence, étrangère et
immobile.
C'est
à quoi me faisait penser cette description par Proust du
sommeil d'Albertine. Une fixation esthétique d'Albertine, qui
n'est plus un être fuyant, mais figé, pour qui on peut désormais éprouver un amour pur, immatériel. Et c'est le
sommeil qui permet le processus et immobilise l'être en même
temps qu'il en fait un Autre. Parce que: « Son
moi ne s'échappait pas, à tous moments, comme quand
nous causions, par les issues de la pensée inavouée et
du regard. »
Magazine Culture
roust incite, en fait, à apprécier mieux la vie