Camille SOUBISE
Souvenirs de jeunesse
Camille Lemonnier
Il y a quelques années, (I) - ne précisons pas, cela nous vieillirait trop, - un industriel quelconque, jaloux des lauriers dorés des Cliquot et des Roederer, inventa une nouvelle marque de champagne : « le marquis d'Agoz. »
Ce nom bizarre s'étala bientôt en lettres d'or aux vitrines des marchands de comestibles, et l'inventeur – un méridional – se frotta joyeusement les mains, croyant de bonne fois que son noble champagne allait enfoncer tous les vins roturiers.
Pensez donc ! « Marquis d'Argoz ! » C'était du champagne à quatorze quartiers, quoi !
Cependant, il s'aperçut vite qu'un beau nom, bien ronflant, ne suffit pas toujours pour faire son chemin en ce bas monde. Malgré ses étiquettes flamboyantes, le nouveau champagne ne se vendait guère, hélas !
Alors, il lui vint une autre idée ; il résolut de fonder un journal. Ce serait bien le diable si celui-ci ne réussissait pas à faire mousser celui-là !
- Quel titre prendrons-nous ? Lui demanda celui d'entre nous qu'il
venait de bombarder rédacteur en chef.- Palsambleu ! Messire, nous prendrons le titre de Marquis d'Agoz
! Répondit majestueusement l'inventeur.Et le monde eut ainsi deux marquis d'Agoz : le premier en bouteilles, le second, sous forme de journal illustré.
Car il était illustré, s'il vous plait, ce drôle de petit journal !
Félicien Karat cumulait les fonctions de rédacteurs en chef et de dessinateur.
C'est qu'il ne doutait de rien, savez-vous, ce Félicien Karat !
C'était un jeune homme de dix-sept ou dix-huit ans, au plus, à la chevelure flamboyante, au front pensif, à l'air sérieux, aux regards perçants atténués par les verres d'un binocle. - Aujourd'hui, il est entrain de devenir célèbre.
Ce que c'est de nous, pourtant !
Par exemple, je dois à la vérité de dire que, malgré les articles les charges de Félicien Karat, le Marquis d'Agoz ne faisait pas florès. Beaucoup de gens confondaient le journal avec le champagne du même nom ; de là l'insuccès du premier.
Bref, les choses allant de mal en pis, un beau matin, Félicien Karat dévissa ses talons rouges et passa bravement, avec plume et crayon au Béotien, autre journal littéraire que venait de fonder un groupe de jeunes gens, à la tête desquels était Joseph Demoulin, le poète liégeois,
auteur de cette chanson : Mon âme et Dieu, que Darcier avait mise en musique et qui eut une si grande vogue dans les dernières années du second empire.Le transfuge fut accueilli fraternellement au Béotien, où l'on pratiquait l'hospitalité la plus écossaise. Cependant, on y était si bruyant, on y cassait tant de vitres et tant d'assiettes, que le nouveau venu se sentit un peu dépaysé et mal à l'aise dans ce milieu tapageur, dans ce phalanstère où l'on s'inspirait des plus purs principes de Schaunard, ce législateur de la verte bohème.
Aussi, tout en collaborant assez activement au Béotien, Félicien Karat assistait-il rarement aux réunions orageuses des ses nouveaux amis, qu'il finit par lâcher comme il avait lâché l'homme au champagne blasonné.
Précisément, Odilon Delimal venait de fonder l'Espiègle, qui succédait au spirituel et charmant journal de Félicien Rops, dont je parlerais un jour.
L'ex-rédacteur en chef du Marquis d'Agoz entra donc à l'Espiègle, en qualité de chroniqueur théâtral, et, à partir de ce moment, rejetant tout pseudonyme, il signa bravement de son vrai nom : Camille Lemonnier. La chrysalide devenait papillon !
J'ai connu, autrefois, un brave homme qui avait la manie d'imiter Napoléon 1er ; il parlait avec emphase, se croisait les bras derrière le dos en marchant et prenait du tabac dans la poche de son gilet.
Camille Lemonnier, lui, fut pris à cette époque d'une manie non moins bizarre : il se mit à singer Victor Hugo. Il pontifiait, vaticinait, était colossal, prodigieux, fulgurant et surtout incompréhensible. Et comme il faisait tout cela très sérieusement, c'était à mourir de rire.
Cette rage d'imitation l'avait pris subitement, comme un mal de dent. Aberration momentanée d'un jeune esprit qui cherche sa voie, voilà tout.
Je me souviens encore d'une nouvelle qu'il écrivit alors. Il croyait avoir fait un chef-d'oeuvre. C'était tout simplement un pastiche, très réussi d'ailleurs, des Travailleurs de la Mer.
Le directeur d'une revue, à qui il l'adressa, lui renvoya son manuscrit avec force compliments, tout en lui donnant à entendre que ce talent d'imitation, qu'il possédait à un suprême degré, pourrait lui jouer un mauvais tour.
Un peu déconcerté par cette révélation, le jeune journaliste cessa brusquement d'envoyer à l'Espiègle des lettres qui eussent pu être datées d'Houteville-House.
Il louvoya pendant quelques temps, se laissant aller parfois à la dérive, comme un navire sans boussole.
Un jour enfin, une légère brise enflant ses voiles, il dit adieu aux enchantements de la Circé romantique et, virant de bord, mit bravement le cap sur l'île du Réalisme.
Je ne sais si Camille Lemonnier est fixé pour longtemps « sur ce rivage». Ce qui est certain, c'est que des oeuvres telles que : les Contes Flamands et Wallons, les Histoires de Gras et de Maigres, Un coin de Village, Un Mâle et plus récemment, l'Hystérique et les Peintres de la vie, assurent à leur auteur une place à part dans la littérature contemporaine.
Certes, ces oeuvres, les premières surtout, ne sont pas sans défauts ; mais que de détails charmants ! Que de choses aimables en ces pages qui vous font venir le sourire aux lèvres ou les larmes dans les yeux ! Connaissez-vous, par exemple, rien de plus gracieux et de plus touchant à la fois que l'histoire de la petite fille du boulanger ?... C'est une vraie perle, un petit chef-d'oeuvre, où l'on retrouve tout ensemble la sensibilité exquise d'Andersen et le réalisme de Dickens.
Si vous n'avez pas lu les Contes Flamands et Wallons, lisez-les. Pour moi, j'y trouve un plaisir extrême, et lorsque Camille Lemonnier conte une de ces histoires naïves tout imprégné du parfum, doux et amer à la fois, des aubépines roses et des genêts aux fleurs d'or, je suis parfois tenté de lui crier, comme lorsque j'étais enfant : Encore ! Encore !...
Mais, palsambleu ! Nous voilà loin, bien loin du Marquis d'Agoz ! Camille Lemonnier s'en souvient-il encore ?...
Le temps des folles équipées est passé , les jours de notre belle jeunesse ont fui ; les fées ont cessé de danser au clair de lune et nous n'allons plus cueillir des mûres le long des verts sentiers de la bohème ! Adieu, poètes et Cydalises !...
Camille Soubise.
[I] Dans les années 1860-1861, années où parurent le Béotien et le Marquis d'Argos.
(1) On sait peu que Lemonnier a laissé des dessins et des pastels, voir Le silence du crayon : Les dessins de Camille Lemonnier. Une activité méconnue du grand écrivain et critique, un article d'Adrien Grimmeau, sur le site Mémoires
Camille Soubise (Alphonse Vanden Camp, alias du Camp 1833-1901), dirigeait la revue littéraire et artistique La Muse française depuis le mois de mai 1887, cette revue connue 6 numéros avant de fusionner avec La Revue Littéraire Septentrionale d'où est tiré cet article (voir notre billet). Léon Masseron directeur de La Revue Septentrionale, annonce cette fusion dans un article intitulé Renfort et publié en tête du numéro 7 et 8 de janvier et février 1888 de sa revue, Camille Soubise y est présenté comme « le chansonnier populaire dont les délicates romances tant connues ont fait oublier l'idiotie et la banalité des refrains habituels des cafés-concerts »
Sur Camille Soubise, auteur de la Chanson des blés d'or personnage louche, ayant participé à la Commune, soupçonné de double jeu et de vol, qui entre Bruxelles et Paris, navigua dans le journalisme, la petite presse et les journaux politiques (Le Crocodile, Uylenspiegel, Le Prolétaire, Le Drapeau, Le Courrier de Charleroi, L'Observateur, Le Béotiens, Le Marquis d'Agos, le Figaro Belge, La Gazette de Hollande, La Muse française), voir l'article en ligne de Francis Sartorius, La Métamorphose d'un aventurier des lettres : Camille Soubise, publié, en 2000, dans le premier numéro de la revue Histoires littéraires. http://www.histoires-litteraires.org/les%20articles/artsartorius.htm