"Robin-son"

Publié le 10 décembre 2008 par Annonymise
"Comme ma raison commençait alors à me rendre maître de mon abattement, j’essayais à me consoler moi-même du mieux que je pouvais, en balançant mes biens et mes maux, afin que je pusse bien me convaincre que mon sort n’était pas le pire ; et, comme débiteur et créancier, j’établis, ainsi qu’il suit, un compte très-fidèle de mes jouissances en regard des misères que je souffrais :
LE MAL.
Je suis jeté sur une île horrible et désolée, sans aucun espoir de délivrance.
LE BIEN.
Mais je suis vivant ; mais je n’ai pas été noyé comme, le furent touts mes compagnons de voyage.
LE MAL.
Je suis écarté et séparé, en quelque sorte, du monde entier pour être misérable.
LE BIEN.
Mais j’ai été séparé du reste de l’équipage pour être préservé de la mort ; et Celui qui m’a miraculeusement sauvé de la mort peut aussi me délivrer de cette condition.
LE MAL.
Je suis retranché du nombre des hommes ; je suis un solitaire, un banni de la société humaine.
LE BIEN.
Mais je ne suis point mourant de faim et expirant sur une terre stérile qui ne produise pas de subsistances.
LE MAL.
Je n’ai point de vêtements pour me couvrir.
LE BIEN.
Mais je suis dans un climat chaud, où, si j’avais des vêtements, je pourrais à peine les porter.
LE MAL.
Je suis sans aucune défense, et sans moyen de résister à aucune attaque d’hommes ou de bêtes.
LE BIEN.
Mais j’ai échoué sur une île où je ne vois nulle bête féroce qui puisse me nuire, comme j’en ai vu sur la côte d’Afrique ; et que serais-je si j’y avais naufragé ?
LE MAL.
Je n’ai pas une seule âme à qui parler, ou qui puisse me consoler.
LE BIEN.
Mais Dieu, par un prodige, a envoyé le vaisseau assez près du rivage pour que je pusse en tirer tout ce qui m’était nécessaire pour suppléer à mes besoins ou me rendre capable d’y suppléer moi-même aussi long-temps que je vivrai.
En somme, il en résultait ce témoignage indubitable, que, dans le monde, il n’est point de condition si misérable où il n’y ait quelque chose de positif ou de négatif dont on doit être reconnaissant. Que ceci demeure donc comme une leçon tirée de la plus affreuse de toutes les conditions humaines, qu’il est toujours en notre pouvoir de trouver quelques consolations qui peuvent être placées dans notre bilan des biens et des maux au crédit de ce compte.
"
Extrait de "Robinson Crusoé" (Daniel Defoe).