Le coup du kimono

Publié le 10 décembre 2008 par Jlhuss

- Je me croyais à l’abri derrière la muraille de froideur patiemment édifiée contre les assauts du désir. Juste un pont-levis pour laisser se glisser deux ou trois ombres familiales, voire quelque ménestrel comme toi, m’apportant témoignage épisodique que le monde de l’amour chaste n’est pas une fiction poétique.
- Ce qui rajeunit parfois quand on t’écoute, c’est qu’on croirait lire Lagarde et Michard.
- Moque-toi, Jérôme ! Et ne te fais pas plus cultivé que tu n’es. Si je disais que « je veux rompre tout commerce avec le beau sexe », tu croirais que je renonce à faire mac ou gigolo !
- D’un autre côté, si tu te bornais à dire : « Pas une meuf depuis des mois », ce serait plat et terriblement réducteur, non ? Bref, dans les époques de transition culturelle, pas facile de formuler son choix de l’abstinence… Bon, bon, d’accord, David, j’arrête, je t’écoute sérieusement. Donc, après des années de passions furieuses, tu commençais de vivre tranquille, quand soudain…
- Tranquille, c’est vite dit. Est-ce qu’il était vraiment tranquille, mon retranchement fortifié, s’il m’a laissé tellement vulnérable, soudain pris d’assaut par inadvertance, mais on sait depuis Freud ce que cachent les étourderies…
- Assez de préambule. Raconte !

- Avant-hier, jeudi, 19h45. J’étais rentré du bureau comme d’habitude, j’avais versé mon petit whisky, rempli ma baignoire d’eau bouillante, lancé mon CD de Rostropovitch. Agrippine dormait sur le canapé. Se profilait une bonne soirée d’ermite à fromage. Je venais de dépouiller le complet cravate du jeune cadre pour enfiler le peignoir kimono du dilettante. On sonne. J’ai pensé : c’est sûrement le concierge pour un paquet. Ah ! si je
m’étais tenu à la règle de ne jamais ouvrir avant d’avoir vérifié par l’oeil de la porte ! tu n’en serais pas à venir prendre de mes nouvelles à Beaujon, chambre 125.
- Tout le plaisir est pour moi.
- J’ouvre donc sans précaution sur un joli petit brin de blonde, feuillet et stylo à la main. C’était pour un sondage, « l’impact de la publicité sur les cadres ». Je hais les sondages. Je la fais entrer par respect humain. Si !… Elle assoit sa piquante académie sur la chaise design, tandis que je m’enfonce dans le canapé, en prenant soin de bien rajuster mon peignoir et de serrer les cuisses, comme une petite vierge. Les questions s’enchaînent : est-ce que vous lisez plutôt Le Monde, L’Equipe, Penthouse ou VSD ? est-ce que vous zappez sur Arte pendant les pubs de La Une ? est-ce que vous êtes favorable à l’abandon de la publicité sur les chaînes publiques ? plus sensible aux messages longs ou courts, softs ou strongs ? Là je sens que ça commence vaguement à me titiller. J’aurais dû y prendre garde, cesser de siroter mon whisky et de fourrager machinalement dans le pelage d’Agrippine, une chatte aussi sensuelle que dans Les Fleurs du mal. Car tandis que la jeune femme accélérait son croisement de jambes, que l’angora s’électrisait les reins au point de relever la croupe en cadence, le questionnement vient à porter sur l’influence de l’adjuvent glamour dans mon degré de réceptivité aux spots, par exemple une Schiffer en cuissardes caressant le capot du nouveau coupé Mercédès. Et là, tout à coup voilà que je bande, ne te marre pas ! et pas mollement je te prie de croire, ça pointait le nez entre les deux pans du peignoir. Vite à la niche, mais cette fille avait l’oeil. Elle réprime un sourire, coche des cases, compulse ses fiches, semble temporiser, me laisser le temps d’une initiative. Et là, qu’est-ce que tu crois que je fais ?
- Ton naturel mâle revient au galop, balaie ta fraîche ambition monastique : tu la sautes.
- C’était un scénario possible. Quand même un peu fruste. Ou plutôt trop compliqué, j’en ai vu défiler toutes les séquences : le tocsin, l’incendie du château, l’annexion du domaine, mon esclavage. Je n’allais pas risquer une rechute dans la dépendance érotique par le hasard d’une petite tireuse de sonnette qui complétait avec des enquêtes d’opinion le financement de ses études d’infirmière !
- Comment le sais-tu ?
- Attends… Donc je me lève vivement, au prétexte d’aller tourner une viande dans le four, au vrai pour mettre un slip. Le bout de la ceinture de mon peignoir se prend dans une griffe d’Agrippine, qui bondit en crachant, ça me déséquilibre, je me massacre une jambe sur l’acier de la table basse, et je finis ma chute contre la sellette, qui dépêche sur mon crâne le bronze chinois de trois kilos cinquante. Voilà, mon bon Jérôme, comment j’ai le plaisir de te parler dans cette chambre sans grâce des hôpitaux publics, avec une fracture du tibia, l’angoisse de l’avenir et quatre points de suture.
- Sévère rappel au voeu de chasteté. De ce côté-là au moins te voilà guéri.
- Au contraire. Figure-toi que la fille du sondage, qui a appelé le samu après ma chute, je crois qu’elle est dans ce service ! Je suis presque sûr de l’avoir aperçue ce matin en blouse blanche dans le couloir…Ou alors j’hallucine… Tiens, rien que de parler d’elle, je sens que ça monte. C’est pas juste, Jérôme, je t’assure que je n’y suis pour rien, elle n’est même pas vraiment canon, pas mon type, je préfère les grandes brunes…
- Alors c’est foutu, David, tous les symptômes de l’Amour majuscule. Tu es fait comme un rat.
- Ma parole, si elle entrait, là, tout de suite, qu’elle écartait mes cheveux pour voir les fils, soulevait le drap pour vérifier le plâtre, je crois bien que je serais capable de… Jérôme, la voilà, c’est elle ! Ô mon seul ami, fais quelque chose, tire la sonnette d’alarme, crie au voleur, mets le feu !
- Je dois sortir, mademoiselle ? D’accord. D’ailleurs l’heure des visites est terminée… A demain, Jérôme. Tu as besoin de quelque chose ? Ton rasoir ? Des revues ? Le Monde ou VSD ? Et sois tranquille, je n’oublierai pas ton kimono !

Arion

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