Les nouveaux lieux de vie (sur terre.)
Dans les gazettes virtuelles offertes gracieusement à la curiosité ( forcément malsaine) du chaland internaute, on peut trouver, comme jadis les archaïques chroniqueurs « papier » les découvraient sur des « feuilles de choux », des motifs sinon d’émotion ( « à vous de voir »), du moins de réflexion ( nous réservons aux « médias professionnels » les motifs de génuflexion.)
Ainsi, sur le site qui nous héberge, pouvait-on lire dernièrement ( le 30/11/2008 ) un compte-rendu de fait divers, encore « en gestation » au moment où j’écris, mais déjà fort instructif de « la vie sur terre », et singulièrement en nos riantes banlieues décomplexées.
La mère avait pourtant dit que sa fillette avait «disparu» samedi vers 12h30 alors qu'elles se trouvaient toutes deux sur le parking de Torcy-Carrefour (Seine-et-Marne), a indiqué le procureur adjoint du parquet de Meaux, André Ribes.
Ce qui suscite mon émoi et ma réflexion, dans cette première in-formation c’est naturellement la forme qu’elle prend et corollairement qu’elle donne à la réalité supposée décrite. Mon attention est mobilisée d’abord par le « lieu » réputé « théâtre d’un incident » ( qui « au stade actuel de l’enquête », semble devoir être le lieu d’un événement qui n’aurait pas eu lieu). « Torcy-Carrefour », pour le dire, et le dire avec toute la force percutante de ses majuscules.
Bien que peu familier de cette région de Seine et Marne pourtant proche de ma bonne ville, je conjecture que l’appellation de ce « lieu-dit » ne dénote pas des routes multiples se croisant en une localité identifiée comme « Torcy », mais plutôt l’élévation d’une marque de supermarché à la dignité générale de « nom commun » susceptible de qualifier et d’identifier un lieu. Je tire spontanément cette conclusion du contexte de la citation : « le parking de Torcy-Carrefour » me semblant un indice décisif.
La suite de l’article me confirme dans mes supputations (de même que mon émotion) :
Des recherches au peigne
Les recherches, entreprises samedi après-midi, avaient été concentrées sur le centre commercial Bay 2. Les alentours avaient été passés au peigne fin, de même que tous les halls d'immeubles qui jouxtent le centre, ainsi que dans toutes les parties communes avoisinant le domicile des parents à Saint-Thibault-des-Vignes, situé à proximité du centre commercial, selon la source policière.
Partant de là, m’interrogeant sur ce que pouvait bien être cette localité de « Torcy-Carrefour » ( proche de Saint-Thibault-des-Vignes), j’ai scrupuleusement enquêté pour vous, cher lecteur attentif et justement exigeant, et découvert qu’en effet de telles « localités » existent (voir l’illustration) :
J’ai vérifié l’existence de Torcy-Carrefour, son parking, son centre commercial, ses larges allées, ombrées de luxurieuse végétation plastifiée, son grand concours de journaliers se croisant dans un joyeux embouteillage de caddies avides d’endettement des ménages, ses services de sécurité bardés d’insignes bigarrés, aux maîtres chiens bienveillants, déambulant joyeusement en lutinant au passage les adolescents désœuvrés (et chômeurs putatifs), sous le regard amusé des chalands goguenards, et ses alentours dégagés et dûment bétonnés qu’il s’agissait néanmoins ( pour les « sources policières ») de « passer au peigne fin », en dépit de la noria automobile bruyante et gazogène qui sillonne ces vastes espaces proprement a-ménagés, où toute trace de l’antique et hostile nature a disparu.
J’ai constaté qu’en ces temps modernes et opportunément « décomplexés », ces lieux sont ceux de l’épanouissement d’une forme de vie nouvelle, probablement imposée par la configuration urbaine que, pour paraphraser le maire de Champignac , on dirait « forgée par la vaillante main de l’homme , elle-même guidée par les lumières du progrès et inspirée par le souci sacré de la satisfaction des besoins de nos concitoyens » .
J’ai constaté enfin qu’en ces lieux on ne risque guère de perdre son latin mais on peut assurément y perdre sa fillette ( même si c’est faussement).
Pourtant ce que nous restitue l’auteur « dématérialisé » de cette relation éristique, dans son actuelle confusion même :
La mère est soupçonnée d'avoir inventé l'histoire de la disparition de sa fille. Résultat, elle a passé la nuit de samedi à dimanche en garde à vue au commissariat de Noisiel (Seine-et-Marne.) On ne sait pas si elle va être mise en examen ou non.
et la perplexité qu’elle inspire sans doute à M.André Ribes (le procureur adjoint du parquet de Meaux) en charge de cet épineux dossier.
«A notre niveau, tout ce qu'on sait c'est que c'est un problème familial, le couple était séparé, la gamine a été remise au père saine et sauve, a-t-on expliqué de source policière. En fait elle n'a jamais été en danger, elle n'a jamais été perdue.»
Ce qui donc nous est rapporté c’est une récidive postmoderne du « petit poucet » sur le mode virtuel, où la forêt profonde et menaçante est transformée ( par les effets de baguette magique de la fée Michel Edouard Leclerc) en un magnifique parking bétonné, rempli d’inoffensifs caddies et de placides véhicules à pétrole, en lieu et place des sombres frondaisons qui autrefois auguraient si mal du sort des enfants dans la noire obscurité desquelles les abandonnaient leurs impécunieux parents.
Finalement, rien d’étonnant à ce qu’en ces nouveaux lieux, directement inspirés des principes généreux de la Loi de Modernisation de l’économie, rien ( et notamment rien de « grave ») ne puisse se produire, dès lors que tout cela se déroule en une espace/temps où toute incidence du réel est effacée, et donc son innocuité garantie.
Et à ce compte là, rien d’étonnant à ce que « la petite poussette » n’ait pas été perdue en dépit des attentes/déplorations de sa génitrice, dont l’indignité même, mutatis mutandis, n’est plus excusée par un état de misère incapacitante (notamment à nourrir la pauvrette ) mais par un « problème familial .»
C’est donc un message optimiste que porte cet écho lointain de la seine et marne profonde mais néanmoins modernisée : Tout cela n’est pas réel. Rien de tout ça ( de tout ce qui demeurait dangereusement possible au monde affreux et périmé de la lutte des classes) ne peut arriver « pour de vrai » au monde merveilleux de Sarkoleclerclande où seuls fleurissent et prolifèrent poncifs et clichés journalistiques, où « Les alentours sont passés au peigne fin » où «les halls d'immeubles jouxtent les centres » et où on s’abreuve aux «sources policières. »
Tout cela n’est conté et radio visé que pour votre divertissement, pour animer cette douce quiétude où seul l’ennui vous menace.
Nul doute que la leçon sera entendue et retenue par tous ceux de nos malheureux compatriotes qui ont eu la malencontreuse inspiration d’aller affronter la mitraille, le feu et les dangers de toutes sortes en prenant des villégiatures princières dans l’orient lointain, aux palaces indiens dévastés, aux aérogares thaïlandais concentrationnaires : Oui décidément « on est bien mieux chez soi. »
Urbain