GEYER (Dr Robert) : Etude médico-psychologique sur le Théâtre d'IBSEN. C. Naud, 1902, in-8, 116 pp.
La littérature de la fin du XIXe siècle emprunte de plus en plus aux théories scientifiques, et notamment à la psychologie. Le docteur Geyer, avant d'analyser les pièces d'Ibsen [1] du point de vue médical, dresse un tableau des rapports, récents, entre littérature et psychiatrie.
Littérature et psychiatrie
« En même temps et dans l'espace de bien peu d'années, dit Enrico Ferri, Darwin étayait la biologie. Spencer la philosophie naturelle et Marx la sociologie sur la base solide du positivisme. La méthode positive, l'observation expérimentale renouvelaient la connaissance de la nature, celle de la collectivité humaine et celle de l'individu. Le roman devait forcément s'adapter à cette interprétation nouvelle de l'univers ; il devait ressentir le contre-coup décisif de ces influences. Abandonnant le formalisme fantaisiste, vieux et démodé, l'héroïsme de manière et de pose, il ne tarda pas à se transformer en se rapprochant des sources vives de la réalité humaine (1) .»
Déjà, en effet, Balzac, Stendhal, Flaubert, courageusement avaient créé le roman naturaliste, mais il faut arriver à M. Zola pour trouver, outre le souci de la réalité, une constante préoccupation de vérité scientifique. Il nous a doté du roman d'observation, appelé à tort, comme l'a fait justement remarqué M. Max Nordau, roman expérimental. Son oeuvre la plus considérable, « Les Rougon Macquart », repose en entier sur la grande loi biologique de l'hérédité. Et partout aujourd'hui nous retrouvons cette recherche de vérité et ces emprunts continuels aux théories scientifiques en cours. Naturellement la psychopathologie fournit la plus grande part des observations. Même dans les productions les plus extravagantes de la littérature anglaise, on trouve toujours une hypothèse scientifique qui sert de base aux développements imaginés par l'auteur. Ainsi dans le Grand Dieu Pan d'Arthur Maschen (sic) [2] nous assistons à une vivisection sur l'écorce cérébrale humaine, dans le Faiseur de Monstres de Morow (sic) [3] l'auteur décrit une résection des hémisphères cérébraux ou bien encore, avec l'Ile du Dr Moreau, Wells nous terrifie par le récit d'expériences épouvantables et heureusement toutes d'imagination.
En Scandinavie, outre Ibsen qui va spécialement nous occuper, nous trouvons plusieurs fois dans les oeuvres de Björnstjerne-Björson cette préoccupation scientifique. Nous savons que c'est avec les cliniques de Charcot qu'il a bâti son admirable drame « Au-dessus des Forces humaines » où nous voyons un dégénéré impulsif issu d'un mystique halluciné et d'une hystérique. En Russie, Dostoïewsky a largement puisé pour tous ses ouvrages aux sources alimentées par l'aliénation mentale. Tolstoï nous a donné dans la Sonate à Kreutzer un dégénéré homicide et dans la Puissance des Ténèbres des observations étrangement vivantes d'alcooliques délirants. Enfin, Gorki vient de se révéler écrivain du plus grand talent avec ses vagabonds, alcooliques et dégénérés.
En Allemagne, Hauptmann avec le « Voiturier Henschell » mettait à la scène les hallucinations terrifiantes de la vue de l'alcoolisme. En Italie enfin, c'est d'Annunzio qui emprunte aussi à la psychiatrie plusieurs de ses personnages pour faire les Vierges aux Rochers, le Triomphe de la Mort, et son chef-d'oeuvre : l'Intrus.
Nous n'insisterons pas davantage. Nous avons cité à dessein dans ce très rapide aperçu des noms connus de tous et l'on voit la part très grande prise par la psychiatrie ou les sciences connexes dans les oeuvres des écrivains européens. Dans toutes ces dernières années, rien qu'en France le nombre d'oeuvres littéraires où l'on rencontre des aliénés et trop considérable pour que nous songions à les citer. On en trouve une bibliographie très complète dans la Chronique médicale (2). d'autre part, le sujet a été traité d'une manière plus générale et très détaillé da,s l'ouvrage récent de M. R. Fath (3). « Rêver ce qui pourrait être, dit M. Zola (4), devient un jeu enfantin quand on peut peindre ce qui est : et, je le dis encore, le réel ne saurait être ni vulgaire ni honteux, car c'est le réel qui a fait le monde. Derrière les rudesses de nos analyses, derrière nos peintures qui choquent et qui épouvantent aujourd'hui, on verra se lever la grande figure de l'Humanité, saignante et splendide, dans sa création incessante. »
(1) Enrico Ferri. Les criminels dans l'art et la littérature, p. 94. Paris, 1897.
(2) Chronique médicale, 1899 et 1900. Les Romans médicaux.
(3) Robert Fath. L'influence de la science sur littér. française dans la seconde moitiè du XIXe siècle. Lausanne, Payot, 1901.
(4) E. Zola. Le Naturalisme au théâtre, p. 48.
[1] Liste des pièces analysées : Brand. Maison de Poupée. Les Revenants. Le Canard sauvage. Rosmersholm. La Dame de la Mer. Hedda Gabler. Solness le Constructeur. Le Petit Eyolf. Jean-Gabriel Bockman. Quand nous nous réveillerons d'entre les morts.
[2] Arthur Machen : Le Grand Dieu Pan. Traduction de Paul-Jean Toulet. La Plume, 1901. (publié à Londres en 1894)
[3] Le Faiseur de monstres de W. C. Morrow figurent dans Le Singe, l'idiot et autres gens. Traduction par George Elwall. Editions de la Revue Blanche, 1901.