Juste être un homme, Craig Davidson - Éditions Albin Michel
Traduit de l'anglais (Canada) par Anna Wicke
Critique parue dans Le Magazine des Livres, n° 12, octobre/novembre 2008
Peut-on dire de Paul Harris et de Rob Tully, ces deux personnages aux vies si dissemblables mais dont les destins finiront par se résoudre dans le même drame, qu’ils sont des héros ? Oui, d’une certaine manière : ils luttent pour vivre, et surtout pour vivre selon eux-mêmes, suivant la voie que leur conscience édicte. C’est par le combat contre leurs propres corps que passera la lutte métaphysique, parce que le corps est le dernier sanctuaire, la dernière trace de ce qui nous appartient en propre, ce qui, dans le monde moderne, fait le plus sensation, et qu’il importe donc de réussir à pousser au bout de ses limites. Tant pis s’il faut pour cela bousculer ou piétiner le confort des héritages, des programmations sociales et des codes familiaux : l’homme moderne, s’il veut conserver un peu de son humanité, n’a plus guère le choix. Aussi peut-on en effet parler, comme le fait l’éditeur, d’un roman sur « l’identité masculine contemporaine. » Identité inquiète, malmenée, en partie désespérée, où ce n’est pas tant de virilité qu’il s’agit que de l’insigne satisfaction de pouvoir conduire son existence comme on mène sa barque, affrontant les préjugés ou l’infamie sociale comme le marin la tempête, comprenant qu’on ne surmonte la douleur qu’en la contournant. Davidson confirme dans ce deuxième livre que la vie, pour lui, c’est le combat. La chose est posée dans les toute premières pages, lorsqu’il énumère les trois « signes » qui attestent la présence d’un « vrai combattant » : « un certain calme, presque cadavérique », une manière de « serrer la main » de l’adversaire sans jamais tenter « de vous la broyer », et surtout, surtout, ce troisième trait distinctif : « Il vous demande de lui pardonner pour ce qui va suivre. » Le héros n’a pas grand-chose à voir avec le super héros : il attend moins de ses muscles que de son intelligence du monde. Le héros n’est pas celui qui a envie de se battre, mais celui qui ne s’en laisse pas le choix, qui s’y résout sans plaisir ni gloire, et qui achève le travail. C’est ce boxeur que la victoire rend mélancolique, ou que la blessure de l’autre afflige, et qui passe son chemin, poursuivant la lutte ailleurs, car cela seul est de sa compétence et lui permet de rester en vie. C’est un jeu, sans doute, mais un jeu vital. À ce titre la boxe n’est pas un sport, mais un enjeu. Clandestine, illégale, sans règle, elle n’est pas apologie de la violence mais mise à l’épreuve de sa propre humanité : « Dans certaines religions, c’était un péché, pour un homme, de mourir sans connaître le degré de souffrance qu’il était capable d’endurer. » Point de religion ou de religiosité ici, mais une tentation de l’absolu qui en dit long, en effet, sur le devenir de la masculinité, sur ce qu’elle doit (ou doit arracher) à ses pères, et sur le grand idéal d’une existence dont seule l’intégrité garantirait la qualité, et le mot.