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Davidson, vainqueur par chaos

Publié le 09 décembre 2008 par Marc Villemain

Juste être un homme, Craig Davidson - Éditions Albin Michel
Traduit de l'anglais (Canada) par Anna Wicke

Critique parue dans Le Magazine des Livres, n° 12, octobre/novembre 2008

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Encore sous le choc du crochet que nous asséna Craig Davidson avec Un goût de rouille et d’os (cf. le Magazine des Livres n° 3, mars/avril 2007), où il s’imposait d’emblée comme un nouvelliste aussi précis que brutal, j’étais décidé à faire preuve d’une certaine prudence pour aborder son nouveau livre (et premier roman), et à me protéger des séductions d’une mécanique rouée, immédiatement visuelle, cherchant davantage confirmation d’une idiosyncrasie littéraire que d’un talent, déjà indiscutable, à créer de l’efficacité. À cette aune, les premières pages de Juste être un homme me laissèrent un peu sur ma faim. Rien à redire pourtant de bien fondamental mais, insidieusement, l’impression que l’auteur faisait ses offres, plus ou moins discrètes, à l’industrie cinématographique. La description des chairs broyées par les coups, ce « visage sans nom éclaté en deux, et les circonvolutions du cerveau que l’on aperçoit à travers un brillant halo de sang », « les combats à la soude caustique – avec nos poings enveloppés de grosse ficelle sur laquelle on a étalé un mélange de miel et de soude en poudre », le cliché un peu stalonien de ces mains mille fois cassées, « si fragiles que je me suis un jour fêlé le pouce simplement en ouvrant une bouteille de soda », toute cette maestria clinique me plongea en effet dans les univers parfois un peu complaisants de Chuck Palahniuk ou de Bret Easton Ellis (qui ne sont pas sans raison d’enthousiastes laudateurs de Davidson). Ce faisant, c’est surtout de moi-même, bon public et toujours d’accord pour le spectacle, que je me défiais. Car très vite l’on retrouve dans Juste être un homme ce qui motiva Un goût de rouille et d’os : l’inquiétude fascinée d’un écrivain d’abord soucieux de nous rapporter le plus cru de son temps, de s’attacher à sa part salie et à ce qui, à travers la déroute sociale, affecte la psyché.

Peut-on dire de Paul Harris et de Rob Tully, ces deux personnages aux vies si dissemblables mais dont les destins finiront par se résoudre dans le même drame, qu’ils sont des héros ? Oui, d’une certaine manière : ils luttent pour vivre, et surtout pour vivre selon eux-mêmes, suivant la voie que leur conscience édicte. C’est par le combat contre leurs propres corps que passera la lutte métaphysique, parce que le corps est le dernier sanctuaire, la dernière trace de ce qui nous appartient en propre, ce qui, dans le monde moderne, fait le plus sensation, et qu’il importe donc de réussir à pousser au bout de ses limites. Tant pis s’il faut pour cela bousculer ou piétiner le confort des héritages, des programmations sociales et des codes familiaux : l’homme moderne, s’il veut conserver un peu de son humanité, n’a plus guère le choix. Aussi peut-on en effet parler, comme le fait l’éditeur, d’un roman sur « l’identité masculine contemporaine. » Identité inquiète, malmenée, en partie désespérée, où ce n’est pas tant de virilité qu’il s’agit que de l’insigne satisfaction de pouvoir conduire son existence comme on mène sa barque, affrontant les préjugés ou l’infamie sociale comme le marin la tempête, comprenant qu’on ne surmonte la douleur qu’en la contournant. Davidson confirme dans ce deuxième livre que la vie, pour lui, c’est le combat. La chose est posée dans les toute premières pages, lorsqu’il énumère les trois « signes » qui attestent la présence d’un « vrai combattant » : « un certain calme, presque cadavérique », une manière de « serrer la main » de l’adversaire sans jamais tenter « de vous la broyer », et surtout, surtout, ce troisième trait distinctif : « Il vous demande de lui pardonner pour ce qui va suivre. » Le héros n’a pas grand-chose à voir avec le super héros : il attend moins de ses muscles que de son intelligence du monde. Le héros n’est pas celui qui a envie de se battre, mais celui qui ne s’en laisse pas le choix, qui s’y résout sans plaisir ni gloire, et qui achève le travail. C’est ce boxeur que la victoire rend mélancolique, ou que la blessure de l’autre afflige, et qui passe son chemin, poursuivant la lutte ailleurs, car cela seul est de sa compétence et lui permet de rester en vie. C’est un jeu, sans doute, mais un jeu vital. À ce titre la boxe n’est pas un sport, mais un enjeu. Clandestine, illégale, sans règle, elle n’est pas apologie de la violence mais mise à l’épreuve de sa propre humanité : « Dans certaines religions, c’était un péché, pour un homme, de mourir sans connaître le degré de souffrance qu’il était capable d’endurer. » Point de religion ou de religiosité ici, mais une tentation de l’absolu qui en dit long, en effet, sur le devenir de la masculinité, sur ce qu’elle doit (ou doit arracher) à ses pères, et sur le grand idéal d’une existence dont seule l’intégrité garantirait la qualité, et le mot.


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