« José Ortega y Gasset. Mais que vient faire don José dans cette liste ? »
Roberto Bolaño, Les détectives sauvages.
Bien que publié en 1925, cet essai n’en reste pas moins d’actualité puisqu’il s’interroge sur l’essence du roman. José Ortega y Gasset s’étonne que quelques-uns de ses amis puissent lui annoncer le plus simplement du monde qu’ils sont en train d’écrire un roman. Comment ne pas être angoissé devant cette tâche ? Parmi les raisons d’être angoissé, José Ortega y Gasset évoque le contexte éditorial de l’époque : on publie de moins en moins de romans et de plus en plus de sciences humaines. Bien évidemment, le contexte a changé, mais le problème est toujours le même : qu’est-ce qui fait qu’un roman est un roman et pas seulement un livre ?
La baisse du nombre de publications viendrait d’abord de la difficulté des romanciers à trouver de nouveaux thèmes ainsi que du niveau d’exigence de plus en plus élevé des lecteurs. Néanmoins, s’il affirme une décadence du genre, Ortega y Gasset n’annonce pas une mort du roman. Bien au contraire ! Les défis sont tels que les romans à venir devraient être d’une qualité exceptionnelle.
La première difficulté que rencontreront les écrivains de l’avenir est donc liée à l’épuisement des thèmes. Il a longtemps suffit d’un thème original pour attirer le lecteur qui ne demandait qu’à se laisser emporter par une narration fluide. C’est l’aventure qui l’intéressait. Il faut maintenant que le roman s’intellectualise et cela passe par la nécessité d’une immersion dans le monde des personnages et plus particulièrement dans leur monde intérieur. Ortega y Gasset appelle cela « l’autopsie ». Il rappelle d’ailleurs à juste titre que les grands romans, tel Don Quichotte, tel Le Rouge et le noir sont des romans autoptiques.
L’une des conséquences de l’autopsie est qu’il faut se méfier de la conceptualisation. Faire vivre un personnage, c’est autre chose que de le définir. Le réel et le concept sont deux choses différentes. Plutôt, par exemple, de dire que le personnage est comme ceci ou comme cela, il convient de le suggérer, de le faire « voir ». Le lecteur ne doit pas aller de la définition au personnage, il doit le deviner à partir de ses manières d’être.
C’est pourquoi le roman est « un genre lent ». La narration implique la rapidité et c’est en cela que c’est un mode dépassé. Il faut que le lecteur vive avec le personnage, peu importe ce qu’il vit. L'histoire n’est qu’un prétexte et elle se résume d’ailleurs la plupart du temps à peu de chose. Ortega y Gasset ne le prend pas comme exemple, mais ce propos me rappelle l’action d’un roman comme l’Education sentimentale qui se résume à peu de choses, mais dont les multiples intérêts sont ailleurs.
La littérature n’a plus besoin de héros et c’est sans doute pourquoi l’auteur voit dans Don Quichotte le roman précurseur de la modernité. Il écrit ainsi des personnages :
« Peu importe ce qu’ils font : il est plaisant de les voir entrer, sortir, se mouvoir. Ils ne nous intéressent pas par ce qu’ils font, mais à l’inverse, chaque chose qu’ils font nous intéresse, précisément parce que ce sont eux qui la font. »
A la recherche du temps perdu est, selon Ortega y Gasset, le roman contemporain le plus proche de ce que devrait être la littérature et cela parce qu’il est absolument « non dramatique ». A l’action, Proust a préféré la contemplation. On lit La recherche comme on contemple un tableau, en s’imprégnant d’une atmosphère « diffuse et paisible ». Pourtant, La recherche n’est pas un roman parfait parce qu’il est trop contemplatif. Bien qu’il reconnaisse que l’action n’a aucun rôle esthétique, Ortega y Gasset estime qu’un minimum est nécessaire. La recherche est un « roman paralytique » ; c’est ce qui l’empêche d’être le premier grand roman de la modernité alors qu’il en a toutes les autres qualités. L’essence du roman ne réside donc pas dans l’action, mais celle-ci est quand même nécessaire.
L’essentiel est ce que Ortega y Gasset appelle le « vivre », c'est-à-dire dans une sorte de plongée dans l’intimité des personnages, dans leur psychologie et leur vie quotidienne. Et la psychologie a tellement progressé que les auteurs ne peuvent plus se permettre aucune facilité, ils doivent devenir des explorateurs des profondeurs :
« On peut en trouver une preuve indirecte dans le fait que nous ne nous souvenons pas, dans les meilleurs romans, des événements ou des péripéties que traversent les personnages, mais surtout de ces derniers, et lorsque l’on nous cite le titre de certains livres, c’est comme si l’on nous nommait une ville où nous avons séjourné un moment : aussitôt nous nous remémorons un climat, une odeur urbaine particulière, un aspect général des gens et un rythme de vie typique. Seulement après, le cas échéant, nous reviendra en mémoire quelque scène isolée. »
Le pari n’est réussi par l’écrivain que s’il parvient à nous faire plonger dans son monde, de telle manière que lorsque nous lisons, nous ayons l’impression d’une coupure radicale avec le réel. Un roman réussi est un cosmos qui nous engloutit, avec son propre espace, sa propre temporalité. Si le temps de la lecture, nous ne parvenons pas à sortir du quotidien, c’est que le roman est mauvais.
Cette idée n’est pas une vague généralité ; elle a des conséquences esthétiques : un roman thèseux ne saurait être un bon roman. Un roman peut et même doit être métaphysique, sociologique, psychologique, religieux, politique, etc., à condition que cela ne prenne pas le dessus sur la trame romanesque. Cette clôture du roman sur lui-même fait dire à Ortega y Gasset qu’une autre de ses caractéristiques est l’hermétisme. Or, pour que cet hermétisme soit possible, il est nécessaire que le romancier fournisse de nombreux détails. Par détail, il ne faut pas seulement comprendre des descriptions, mais une infinité de broutilles qui composent justement le quotidien. Le roman est un genre touffu. Cela fait dire à notre auteur ce que Bolaño fera remarquer dans un célèbre passage de 2666 : les grands romans sont de grands romans, des « livres lourds ». On ne crée pas un monde en cent pages.
La coupure avec le réel se fait aussi sur un autre registre : un personnage vrai n’est pas un personnage que l’on aurait pu rencontrer dans la réalité. Le réalisme, c'est-à-dire le mimétisme, ne peut que conduire à la médiocrité (ah ! l’autofiction !). Les personnages fictifs doivent simplement être possibles. Les frères Karamasov sont possibles, ils sont cohérents même si nous n’avons jamais rencontré de pareils individus. Il y a deux critères de la vérité, la conformité au réel et la cohérence interne. Le critère de la conformité doit être rejeté : la réalité est médiocre, inutile d’en rajouter. Le problème de l’écrivain est donc celui de la cohérence : un personnage doit être aussi cohérent qu’une « démonstration géométrique où l’on parle de myriagones jamais entrevus. »
Voilà toutes les raisons qui font que quiconque s’attèle à écrire doit d’abord s’effrayer.
José Ortega y Gasset, La déshumanisation de l’art. Sulliver. 21 €
Illustration : Ben, Décodons l'avenir.