par Raphaële Bidault-Waddington, Fondatrice du Laboratoire d'Ingénierie d'Idées
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Et aussi paru dans Le Monde.fr le 27.11.08
Lorsqu'on observe la crise qui agite les marchés financiers depuis déjà bien des mois, on est frappé par la tournure insensée qu'ont prise les évènements ces trois derniers mois. Si les marchés financiers sont habitués à une certaine bipolarité maniaco-dépressive qui les fait naturellement osciller entre période d'euphorie galvanisante et période de dépression auto-destructrice, il semblerait cette fois-ci que les neurones soient atteints, au point de nous faire frôler la démence!
Au-delà des problèmes techniques de valorisation, de volatilité, de liquidité ou de risque, c'est toute l'industrie financière qui apparaît malsaine et rend suspect chacun de ses acteurs, banques, agences de notations, experts, traders, autant que les titres échangés. La perte de confiance s'est propagée au point de former une crise systémique qui ressemble au trauma provoqué par la crise de la vache folle dans les années 90. Comme cette dernière, elle déborde de sa filière industrielle, crée une onde de choc bien réelle, et prend une dimension symbolique en révélant au grand jour son aspect monstrueux pourtant dénoncé de longue date.
Il est vrai qu'à force de créer des "titres-écrans" permettant de dissimuler sous de belles étiquettes ou d'écouler sournoisement toutes sortes de "junk bonds" et "sub-primes", comme on faisait de l'élevage bovin avec des farines ou des sous-résidus d'origine animale douteuse, il était fort probable de secréter un prion d'un genre nouveau et de créer une épidémie!
Les marchés financiers seraient-ils atteints d'une encéphalopathie spongiforme neuro-dégénérative? Les informations perdent leur sens, s'effacent; impossible de se rappeler qui a fait quoi et comment, d'où viennent les flux, comme si le monde financier avait perdu la tête. Devant cette véritable crise sanitaire de la filière financière, il était impératif que les états prennent des mesures drastiques comme l'Eurogroupe l'a fait récemment pour parer à l'épidémie, ce qui ne veut pas dire que le système redevienne sain et sensé.
Notre analogie de la crise actuelle avec la maladie de Creutzfeldt-Jacob et avec la figure du cerveau, nous permet d'ouvrir sur deux types de solution relevant du fond puis de la forme.
Le fond du problème est une réelle perte de sens de la sphère financière. L'ingénierie financière est un domaine passionnant qui peut rendre possible de nombreux projets humains ne l'oublions pas, mais à force de créer des mirages financiers, tout cela ressemble bien à du vent. À quoi bon ? L'empilement de structures financières forme des châteaux de cartes bien fragiles qui n'abritent personne et ne durent pas. Purs jeux d'écriture, d'argent pour l'argent, ils stimulent l'imaginaire des spéculateurs, mais finissent par ressembler à un immense bavardage stérile qui ne dit rien et s'évapore en fumée.
Or les hommes ont besoin de sens pour avancer. C'est donc aux opérateurs financiers eux-mêmes, aux hommes qu'il faut parler en tête-à-tête : "Que fais-tu de ta vie ? N'as-tu pas envie de créer une société avec ce matelas en or que tu t'es fait ces dernières années ? De faire du mécénat ou de soutenir la recherche plutôt que de t'acheter encore une montre qui brille ? De mettre tes talents d'ingénierie au service de l'aide sociale et du développement pour imaginer les modèles économiques créatifs et solidaires de demain ?".
Au-delà d'un discours purement moral de type anti-capitaliste primaire, il faut stimuler d'autres sources d'inspiration et encourager chacun à des pratiques professionnelles sensées, durables ou incarnées. Si le système est malade, il faut le soigner et non l'enterrer vivant !
Mais les choses ne changent pas toutes seules et il est nécessaire de prendre des mesures formelles de régulation des objets financiers et de tout l'écosystème financier.
Ainsi, c'est peut-être à une traçabilité des matériaux financiers qu'il faut réfléchir, à une "mémoire financière" qui rende le système plus intelligent et permette de localiser rapidement les origines d'un titre véreux comme de connaître les responsables. Cela pose bien sûr la question des paradis fiscaux, des hedge-funds opaques, des chambres de compensation, et des bourses d'échanges qui effacent les origines des titres et capitaux échangés. La transparence et le sens de l'équilibre restent le meilleur moyen de rendre les acteurs plus responsables comme de prévenir les crises.
Les chinois ont mis une place en 2007 un programme d'"écologie financière" pour assainir leur système bancaire. Auraient-ils pris le leadership théorique en voyant la sphère financière comme une réalité organique ? Avaient-ils lu le philosophe F.Guattari, qui dès 1989 appliquait le démarche écologique aux pratiques économiques ou au mental humain comme à l'environnement ("Les 3 écologies", Ed. Galilée) ? Quoiqu'il en soit, il reste beaucoup à dire sur les manifestations tangibles de l'économie de l'immatériel (dont l'ingénierie financière est un des volets) qui ne l'est jamais totalement !