On n’a plus guère de nouvelles du Palestinien Anton Shammas, l’auteur d’Arabesques, un des meilleurs romans jamais écrits en hébreu de l’avis des spécialistes. Mais qui a jamais entendu parler de Samir Naqqash (سمير نقاش), brillant auteur israélien – juif – écrivant en arabe ?
Samir Naqqash est arrivé en Israël à l’âge de 13 ans. Sa famille faisait partie de celles qui acceptèrent de perdre la nationalité irakienne en échange du droit à émigrer en Israël. Cela se passait en 1950, à la suite d’attentats à Bagdad dont on continue à se demander qui en étaient les véritables auteurs. Certains historiens (voir cet article très mesuré en anglais) y voient la main d’un mouvement sioniste désireux de précipiter le départ d’une communauté juive installée sur ces terres depuis plus de deux millénaires.
Marquée par la mort de son père, cette installation en Israël fut pour le jeune Samir Naqqash le début d’un long exil insupportable. A quinze ans, il se faufila à pied à travers la frontière libanaise avec un cousin. Arrêté, il fit au Liban cinq mois de prison avant d’en passer six autres en Israël. Un épisode de sa vie qu’il raconta dans ses romans, ainsi que ses nombreuses autres tentatives pour trouver un succédané au paradis perdu de l’enfance irakienne : l’Iran, l’Inde, la Turquie, l’Egypte après les accords de Camp David, la Grande-Bretagne où il passa la fin de sa vie sans avoir totalement quitté Israël.
C’est là qu’ilmourut en 2004, après s’être obstiné près d’un demi-siècle à conserver, et son nom d’origine qu’il ne voulut jamais hébraïser, et sa langue, l’arabe irakien parlé dans la communauté juive de Bagdad. C’est dans cette langue d’ailleurs que celui qui se plaisait à répéter : « J’étais juif irakien en Irak, je suis juif irakien en Israël » écrivait les dialogues de ses romans (dialogues qu’il devait souvent expliciter dans de longues notes tant cette langue s’est perdue).
Le dernier d’entre eux, Shlomo le kurde, moi et le temps (illustration ci-dessus) a paru en 2004 chez Jamal, une maison d’édition arabophone en Allemagne. Ultime ironie du destin pour ce romancier qui, comme le souligne Ali Atassi (dans un article en arabe publié au moment de la mort du romancier), se trouvait dans la pire des situations, celle d’être un auteur juif israélien écrivant en arabe, victime à la fois de la politique arabe vis-à-vis des juifs arabes et du mépris de l’Etat sioniste pour cette culture.
Samir Naqqash n’est pas le seul écrivain juif d’Israël à persister à écrire dans sa langue natale. Un article du quotidien en ligne Elaph mentionne d’autres noms, dans leur majorité originaires d’Irak et membres du Cercle des universitaires juifs émigrés d’Irak (رابطة الجامعيين اليهود النازحين من العراق).
Tous n’ont pas imité Samir Naqqash dans son refus têtu et désespéré de l’hébreu (que cet écrivain parlait néanmoins, bien entendu). La plupart, au contraire, ont choisi d’opter pour cette langue afin d’intégrer leur société, même au prix d’un exil linguistique venant s’ajouter à l’exil géographique. Certains ont néanmoins trouvé une solution intermédiaire en se faisant les traducteurs, vers l’hébreu, des romanciers arabes modernes.
C’est le cas notamment de Sami Mikhaïl (سامي ميخائيل) né en Irak en 1926 et arrivé en Israël après un détour par l’Iran pour échapper à la pendaison dans son pays natal à cause de ses activités communistes. Installé à Haïfa dans le quartier arabe de Wadi Nasnâs, ami du très grand romancier palestinien Emile Habibi (lui-même membre du parti communiste israélien), Sami Mikhaïl est notamment l’auteur de la traduction, vers l’hébreu, de la Trilogie de Naguib Mahfouz.
Dans l’oeuvre de cet Israélien d’origine irakienne, tout entière dominée, comme chez Samir Naqqash, par la nostalgie de l’Irak perdu, un texte récent se distingue. Les colombes de Trafalgar proposent en effet une suite à Retour à Haïfa, roman du Palestinien Ghassan Kanafani assassiné par les services secrets israéliens à Beyrouth au début des années 1970. Dans ce qui est sans doute le plus célèbre de ses textes, Kanafani avait imaginé un couple de Palestiniens qui, à la faveur de l’occupation de la Cisjordanie en 1967, retrouvaient leur ville d’origine, Haïfa. Ils allaient y rechercher l’enfant qu’ils n’avaient pu emmener avec eux lors de leur exode en 1948.Mais Sami Mikhaïl suggère d’étranges développements à cette histoire où Ghassan Kanafani avait mis en scène une confrontation, essentiellement masculine, autour de cet enfant palestinien adopté par une famille israélienne, confrontation qui s’achevait par la décision du père génétique du jeune homme de rejoindre l’un de ses fils dans les rangs de la résistance palestinienne.
Dans l’histoire imaginée par le romancier d’origine irakienne, c’est la mère, assez effacée dans le texte de Kanafani, qui joue le rôle principal en refusant un destin qui voudrait la séparer, elle et ses autres enfants, de ce fils qu’elle a mis au monde sur une terre devenue étrangère.
Bien que le texte écrit en hébreu n’ait pas été traduit en arabe, cette suite donnée par un romancier juif israélien d’origine irakienne à l’un des plus célèbres romans palestiniens a suscité des réactions très contradictoires. Inévitablement, certains ont parlé de “vol” et se sont indignés de cette spoliation supplémentaire par le colonisateur de la culture du vaincu (article en arabe). D’autres, tel cet universitaire de Ramallah (article en arabe), ont été sensibles à cet étrange dialogue entre les destinées de ces deux écrivains, l’un et l’autre victimes d’une histoire qui les a condamnés à vivre un exil permanent.