Jaccottet traducteur d'Ungaretti, 1946-1970
Ungaretti
et Jaccottet se rencontrèrent en septembre 1946. Lorsqu'il eut la chance de lier
connaissance avec le poète qui fut avec Gustave Roud et Francis Ponge l'un des
trois écrivains qui l'aura le plus profondément influencé, il s'agissait pour
l'habitant de Grignan de son tout premier voyage dans le Sud de l'Europe.
Jaccottet découvrait l'Italie dont il se souviendra lorsqu'il composera
son Libretto, publié
en 1990 par les éditions de La Dogana
Giuseppe Ungaretti parlait et écrivait
parfaitement le français. Il pressentit immédiatement les qualités du jeune
homme de 21 ans qui deviendra son plus fidèle traducteur. Rome et Paris furent
les deux villes où ces personnes se rencontrèrent aussi souvent que
possible. "Hasard ou bien
destin ?", comme l'indique la préface de cette correspondance, en
mars 1951, quelques saisons avant de s'établir dans la Drôme, Jaccottet se
logea près de Montparnasse, au 9 de la rue Campagne Première, dans une
chambre-atelier proche de l'étage où vécurent, pendant quelques mois de 1921,
Ungaretti et son épouse Jeanne Dupoix.
En janvier 1997, dans un entretien confié
au Journal de Genève,
Jaccottet rappellera que "C'est
en le lisant que j'ai appris l'italien. A la fois dans "L'Allegria"
et dans la rue, ce qui n'était pas la pire des méthodes". Il
appréhendait avec émotion la beauté déchirante de Rome, "pareille à un incendie endormi", l'unique
cité "qui ait pu lui arracher des larmes".
Rome restera, pour Philippe et pour son épouse Anne-Marie Jaccottet, intimement
liée au souvenir d'Ungaretti, "homme
de peine" passionnément attaché à la perception de la lumière.
Au coeur de cette "ville entre
toutes aimée", Philippe
Jaccottet ressentait profondément "l'exaltation
du feu d'été (qui semble à Rome où Ungaretti s'était alors établi, brûler dans
la même pierre jusqu'en plein hiver)".
Une précieuse publication
Souvent
brèves et la plupart du temps focalisées par des chantiers de traduction ou des
prises de rendez-vous, leurs correspondances réparties sur un peu plus qu'un
quart de siècle ne sont pas immédiatement renseignantes. Leur publication se
révèle infiniment précieuse. Elle aura requis l'intense travail de José-Flore
Tappy dont l'appareil critique met finement en perspective les circonstances et
les enjeux de ce dialogue de première importance. Auteure de recueils de poèmes
publiés par La Dogana et les
éditions Empreintes ainsi
qu'avec Marion Graf d'une Anthologie
de la poésie suisse romande depuis Blaise Cendrars (éd. Seghers, 2005), José-Flore Tappy avait établi en 2002 l'édition de la Correspondance de Jaccottet avec Gustave Roud. En tant que
collaboratrice du Centre de recherches sur les lettres romandes de l'Université
de Lausanne, elle est également la responsable d'un livret d'exposition de la
Bibliothèque de Lausanne consacré en janvier 2005 à Jaccottet poète. Jean-Baptiste Para lui avait confié pour
l'automne de 2002 la conception d'un cahier d'Europe à propos de Gustave Roud ; en novembre 2008 et toujours
pour Europe, en complément au
numéro Jaccottet coordonné par Nathalie Ferrand, José-Flore Tappy a composé en
collaboration avec Jean-Baptiste Para un dossier Ungaretti où l'on trouve des
contributions d'Andrea Zanzotto, Sergio Solmi et Fabio Pusterla.
Un recueil "meilleur en français qu'en
italien"
Dans
des notes de lecture et des traductions de poèmes publiés dés 1948 aux cahiers Pour l'art ou bien à la revue 84, Jaccottet entreprend
d'aider à frayer en francophonie la voie d'Ungaretti. Avec Jean Paulhan qui
dispose d'importants moyens pour accroître l'audience du poète, il s'étonne et
parfois se scandalise d'une réception critique et d'un succès public rarement
conséquents. Comme l'indique José-Flore Tappy, il a scellé une manière de pacte
avec Ungaretti : "Il ne cessera
depuis lors de le lire, de le faire entendre, de le commenter, porté par une
impérieuse nécessité : servir sans compter une œuvre à ses yeux exemplaire, et
contribuer à sa découverte". Ungaretti le revoit à Genève et
Lucerne en septembre 1948. Il ne lui ménage pas son affection : "Je pense beaucoup à vous, sans cesse,
avec une très très grande tendresse. Cette journée de Lucerne restera parmi les
très rares qui ont été belles pour moi". Il réitère en
février 1949 les marques de sa totale confiance : "je crois qu'on pourrait difficilement traduire mieux". Cette
appréciation ne se modifiera pas : en témoigne une lettre de juillet 1951
adressée à Paulhan (1), un fragment de courrier dans lequel Ungaretti signale
que "Jaccottet arrive à donner
admirablement certaines choses d'extrême transparence".
Une nouvelle phaseLe printemps de 1963 inaugure une nouvelle phase de leurs relations. Jaccottet qui n'a pas cessé pendant les années précédentes de traduire et de commenter des fragments de l’œuvre d'Ungaretti, se mobilise afin d'honorer la commande des éditions du Seuil et de Philippe Sollers qui lui demandent pour la collection Tel Quel la version française d'Il deserto et dopo. En cette occasion, Jaccottet réfléchit à la composition globale de ce journal de voyage, propose de faire l'économie de certains passages, à ses yeux plus faibles que d'autres. Quelques jours après la parution d'A partir du désert, dans une lettre de mars 1965, Ungaretti qui avait accepté la quasi totalité des coupures effectuées par Jaccottet lui exprime sa gratitude : "votre travail, un travail admirable, inégalable ... Ce livre a quelque valeur, parce que vous y avez mis votre langue splendide et votre lumière de poète". Un mois, plus tard, lors d'un entretien confié à Pierre Descargues, il affirme : "Ce qu'a fait Philippe Jaccottet de ce livre, c'est une merveille. Je crois qu'il est meilleur en français qu'en italien".
Une
totale complicité soude le poète et son traducteur. Bien qu'étant requis par
des chantiers de traduction particulièrement absorbants - Hölderlin, ou bien
Robert Musil - Jaccottet fait continûment preuve d'une entière disponibilité,
ne proteste jamais quand Ungaretti modifie la donne et remanie brusquement le
texte pour lequel il avait d'ores et déjà accompli un important travail.
José-Flore Tappy qu'il faut continuer de citer commente la confrontation
remarquablement féconde de "deux
créateurs aux prises avec la langue qui partagent une même quête de la
justesse, une même conception éthique de la littérature, un même
engagement dans l'écriture ; où le chemin, incertain et en constante évolution,
importe autant que le résultat".
Deux autres grands livres d'Ungaretti
auront pour maître d'œuvre Jaccottet : Innocence et Mémoire (1968)
et Vie d'un homme (1973) qui réunit à côté des traductions de
Jaccottet des contributions de Jean Lescure, Pierre Jean Jouve, Francis Ponge,
Mandiargues et Armand Robin. Pour les essais rassemblés dans Innocence et
Mémoire, "le traducteur, écrit José-Flore
Tappy, va construire un livre inédit,
au parcours éclairant".
Jaccottet imagine un plan d'ensemble, recherche des textes antérieurs, leur
donne quelquefois un nouveau titre, apporte de nouvelles nuances à ses propres
traductions. Tout en maîtrisant admirablement son sujet, il affine ses propres
compétences chaque fois qu'il emprunte les voies tracées par son aîné auquel il
doit une connaissance approfondie de Dante, de Pétrarque, de Leopardi ainsi que
de Gongora (2) pour les sonnets duquel il entreprend ses premières
transactions.
Une ultime traduction s'effectuera dans
le courant de l'année 1969, quelques
mois avant le décès d'Ungaretti survenu le 2 juin 1970. Elle concerne les deux
versions en italien d'un poème intitulé “Dunja”,
pour lequel quatre versions en français s'échangeront entre Grignan et Rome.
Cet ultime dossier est particulièrement riche, José Flore Tappy signale à quel
point ses transferts "s'inventent
et s'exécutent sous nos yeux, d'intuitions en approximations".
L'entente et la parité entre les deux écrivains sont rigoureusement parfaites.
Ungaretti écrit à Jaccottet le 3 septembre 1969 : "Si vous pensez qu'il faille reprendre tout à zéro, c'est à votre
goût, qui est exigeant, que vous aurez à demander conseil, et décision".
Le 10 juin 1970, dans un bref article publié lors de l'hommage posthume de l'hebdomadaire Les Lettres Françaises, Jaccottet n'évoquait pas directement son deuil mais redisait combien Ungaretti (3) "avait la science du langage poétique dont quelques-uns, rares, disposent aujourd'hui ; mais, avec cela, plus d'amour vrai, plus de bonté, plus d'enfance que personne".
Contribution d’Alain Paire
éd.
Gallimard, collection Les Cahiers de
la Nrf.
Edition
établie, annotée et présentée par José-Flore Tappy,
256
pages, 20 € - sur le site Place des Libraires
et
Revue
Europe, n° 955/956
Dossiers Philippe Jaccottet et Giuseppe Ungaretti
novembre-décembre 2008
18,50 €
(1) La Correspondance Guiseppe Ungaretti-Jean Paulhan, 1921-1968, l'un des plus beaux échanges de lettres qui puisse se lire, reste disponible chez Gallimard (1989).
(2) Cf l'article de J-F Tappy à propos de "Lire Gongora en français (étude comparative de trois traductions différentes des Sonnets)" in Jean-Pierre Vidal, Philippe Jaccottet (éd Payot, 1989).
(3) Cette édition comporte plusieurs textes critiques de Jaccottet qui ne figurent pas dans Une transaction secrète (Gallimard, 1987). Vie d'un homme est disponible en collection de poche Folio/ Poésie. Six poèmes d'Ungaretti figurent dans l'anthologie de Philippe Jaccottet D'autres astres, plus loin, épars / Poètes européens du XX° siècle (La Dogana, 2005).