C'est aux premiers jours de l'occupation de l'Irak par les Etats-Unis, il y a quatre ans, que je commençai à m'intéresser à la dépendance du libre marché à l'égard des chocs en tous genres. Après avoir rendu compte depuis Bagdad de la tentative avortée de Washington de faire suivre la phase "choc et effroi" de celle du traitement de choc, je me rendis au Sri Lanka, quelques mois après le tsunami dévastateur de 2004. Là, je fus témoin d'une autre version de la même manoeuvre. En effet, des investisseurs étrangers et des prêteurs internationaux s'étaient ligués pour exploiter le climat de panique et céder le magnifique littoral à des entrepreneurs qui s'étaient empressés d'ériger de vastes stations balnéaires, empêchant ainsi des centaines de milliers de pêcheurs de reconstruire leurs villages au bord de l'eau : "Par un coup cruel du destin, la nature a offert au Sri Lanka une occasion unique. De cette grande tragédie est née une destination touristique d'exception", claironna le gouvernement. Lorsque l'ouragan Katrina s'abattit sur la Nouvelle-Orléans et que les politiciens, les groupes de réflexion et les promoteurs immobiliers républicains se mirent à parler de "page blanche" et d'occasion en or, il apparut clairement que telle était désormais la méthode privilégiée pour aider l'entreprise à réaliser ses objectifs : profiter des traumatismes collectifs pour opérer de grandes réformes économiques et sociales. (P. 17)
Dans certains cas, bien entendu, l'adoption des politiques de libéralisation des marchés se fit de façon démocratique, quelques politiciens ayant été portés au pouvoir malgré des programmes draconiens : l'élection de Ronald Reagan aux Etats-Unis et, plus récemment, celle de Nicolas Sarkozy en France, en constituent des exemples frappants. Dans de tels cas, cependant, les croisés du libéralisme économique se heurtent à l'opposition du public et doivent modifier ou adoucir leurs projets radicaux, accepter les changements à la pièce plutôt qu'une reconversion totale. On voit bien que le modèle économique de Friedman, s'il est en partie compatible avec la démocratie, a besoin de conditions totalitaires pour être imposé dans son expression la plus pure. Pour que le traitement de choc économique soit appliqué sans contrainte -comme ce fut le cas au Chili dans les années 1970, en Chine à la fin des années 1980, en Russie dans les années 1990 et aus Etats-unis au lendemain des attentats du 11 septembre 2001-, on doit compter sur un traumatisme collectif majeur, lequel entrave ou suspend provisoirement l'application de principes démocratiques. Cette croisade idéologique prit naissance au sein des régimes autoritaires d'Amérique du Sud ; dans les territoitres nouvellement conquis -la Russie et la Chine-, elle cohabite encore aujourd'hui, sans difficulté et de façon rentable, avec un régime à la poigne de fer. (P. 20-21)
Naomi KLEIN La Stratégie du choc La montée d'un capitalisme du désastre Essai traduit de l'anglais par Lori Saint-Martin et Paul Gagné
Editions LEMEAC/ACTES SUD mai 2008
photo couv. GL