C'est au détour de pages d' Okapi, hebdomadaire pour la jeunesse de 8 à 12 ans édité par Bayard presse, que je suis tombé amoureux du trait de Victor de la Fuente. C'étaitCœur de Fer, récit dans le style arthurien où il fallait que le héros ait expédié une aventure à chaque planche.
De la Fuente est un maître du dessin réaliste et un dieu de l'encrage au pinceau. Ses traits sont toujours précis sans jamais être figés. Les masses d'ombre sont parfaitement réparties pour sculpter la lumière. Les ombres ne sont pas chez lui un remplissage aléatoire et fastidieux, elles sont la matière même dont sont constituées les formes, les structures sur lesquelles les corps peuvent s'appuyer pour se mouvoir. Comme chez le Gillon de la belle époque, les formes ne sont pas artificiellement détourées, elles émergent de l'ombre.
Victor jubile à dessiner des rochers, des corps en mouvement, des chevaux. C'est un dessinateur de plans larges, de vues d'ensemble. Cette manière de rester assez loin de ses personnages, alliée au caractère réaliste du dessin, qui semble traiter les personnages comme des excroissances du relief géographique, se fait bien souvent au détriment de l'émotion, mais est idoine pour dépeindre la majesté de la nature ou pour entrer dans les détails tactiques d'une scène d'action.
Haggarth, publié en deux sessions (de mai à octobre 1978 et de juillet à décembre 1979) dans le tout jeune magazine (A suivre...), est sans doute le sommet de cet art. Hélas jamais republié en album, du moins à ma connaissance (tiens, voilà un boulot pour les éditions Mosquito), cette histoire de fantasy, mêlant Jack Vance et Robert E. Howard est un joyau du noir et blanc.
L'histoire, prometteuse, souffre de développements inaboutis ou esquissés . L'impression que De la Fuente se moque un peu de la trame est assez forte. Une histoire dessinée par De la Fuente s'avère toujours plus plate que ce qu'elle laissait présager au feuilletage. Les moyens qu'il met en marche paraissent souvent disproportionnés en regard de ce qui semble être raconté. " Quoi, tout ce talent pour ça ? Cette inventivité du cadrage, cette richesse de la mise en page, ce travail magique sur les ombres... Tout ça pour cette petite histoire qui s'arrête là où elle devrait commencer ? ". C'est que l'intérêt n'est pas dans l'histoire prise dans son ensemble, mais dans la péripétie, dans la cavalcade. Chaque scène vibre de la joie ludique du créateur qui vit chaque instant de ce qu'il dessine. S'il était général, Victor serait un piètre stratège mais un génial tacticien. Victor est chaque pierre, chaque pli de vêtement, chaque ornement, chaque ride que caresse son pinceau. Il fait l'amour avec le papier et je vous conseille de partager son plaisir.