Armée française : professionalisation et autorité

Publié le 07 décembre 2008 par Theatrum Belli @TheatrumBelli

Les armées ont changé, et c’est un paradoxe, pour une institution dont la pérennité est garantie par des logiques d’action prévisibles et continues. La professionnalisation des armées françaises, intervenue en 1996, offre une occasion de s’interroger sur les processus de transformation des institutions publiques et d’étudier les rapports à l’autorité dans une institution où la hiérarchie est centrale. La question du changement social des institutions d’Etat, et donc des armées, se pose, en effet, avec une acuité tout à fait nette. Trois raisons peuvent être évoquées.

La première fait état du diagnostic de changements profonds qui affectent les Etats occidentaux compte tenu des nouvelles légitimités européennes ou de regroupement des Etats ; du processus de décentralisation des compétences publiques ; de la mondialisation des échanges économiques, matériels et humains ; des exigences croissantes des citoyens en termes de droits et de qualité de l’action publique ; des formes de protestation judiciaire. Ces éléments participent de l’idée selon laquelle il s’avère aujourd’hui nécessaire de repenser le rôle de l’Etat (qui tend à se retirer), de son organisation, de ses modalités mêmes de fonctionnement ; c’est-à-dire de sa rationalité.

La seconde raison est la manifestation, par la professionnalisation des armées, de l’espoir de corriger les défaillances de l’armée de conscription illustrées lors de la guerre du Golfe, de rationaliser les dépenses publiques militaires tout en tenant compte des principes d’une lecture multipolaire des relations internationales.

La troisième concerne l’érosion, voire la crise de légitimité, des rapports d’autorité que certains auteurs, comme François Dubet ou Alain Renaut, remarquent. L’ouvrage postule que l’autorité est fondatrice de tout système organisationnel, dans la filiation des travaux de François Bourricaud. Dès lors, le processus de changement affecte les relations d’autorité et les raisons du consentement des individus. Il est alors question de la gouvernance des organisations et de la construction de l’action collective.


A la suite des travaux contemporains sur les institutions et sur leur transformation, cet ouvrage défend la thèse selon laquelle il s’avère aujourd’hui nécessaire de distinguer, de nouveau, les concepts d’institution et d’organisation afin de révéler les dynamiques du changement et de comprendre cette réalité sociale. Des auteurs, comme Jean-Gustave Padioleau, défendent, en effet, l’idée d’une décomposition conceptuelle puisque le changement révèle le spectre de l’organisation qui pose problème et prend le pas sur l’institution. Or, jusqu’ici, la sociologie des organisations utilise de façon confondue les deux termes sans distinguer les types de rationalités et d’autorité auxquels ces termes renvoient. Mais, en se transformant, cette réalité sociale produit des points de vue contradictoires. Le passage de l’un à l’autre des modèles est analysé de façon dialectique en raison de la coexistence de deux sphères de référence au sein du même univers social. Or, la dialectique est ce qui permet à la fois de concourir à un rapprochement avec la théorie hégélienne de l’Etat et de procéder au diagnostic d’une dynamique de changement à dimension historique, construite comme un modèle d’analyse synchronique.

L’ouvrage s’organise alors en trois temps principaux. Le premier montre la persistance de pratiques institutionnelles et la continuité de rapports d’autorité plus traditionnels. Le second moment fait émerger les mécanismes d’une certaine désinstitutionnalisation des armées sous les effets croisés de la politique publique et des blocages internes. Le troisième temps consacre l’avènement relatif de l’organisation par l’intermédiaire de nouvelles pratiques de commandement et par des dysfonctionnements dans l’organisation du travail.

Sur le plan méthodologique, l’ouvrage repose sur une enquête empirique menée dans l’armée de terre française. Selon des hypothèses de travail, plusieurs unités ont été choisies puis investies : un régiment d’infanterie, un état-major décentralisé, un régiment de chars de combat et un régiment parachutiste, celui des forces spéciales françaises. 98 entretiens ont été conduits dans ces unités. Les personnels militaires ont été choisis selon des variables discriminantes et ponctionnés suivant les grappes hiérarchiques de l’organisation en question. Les entretiens ont été complétés par des questionnaires qualitatifs de fin d’entretien et par des situations d’observation in situ.

Cette recherche met ainsi à jour une adaptation de l’exercice du commandement militaire qui tend à converger vers un modèle plus managérial ou plus industriel pour reprendre l’idée de Charles C. Moskos. La professionnalisation des armées se traduit par une “technicisation” et une spécialisation des métiers militaires. Cette standardisation des savoirs brouille les cartes d’une lecture traditionnelle des métiers militaires jusqu’ici déterminés suivant le principe de la polyvalence et de l’interchangeabilité. En outre, ceci produit de la mise en concurrence des savoirs et aboutit à une reconnaissance organisationnelle des individus par les compétences qu’ils ont acquises. Dès lors, les relations sociales et professionnelles ne peuvent plus faire l’impasse sur l’individu. D’une part, la modification des règles de gestion du personnel militaire conduit à cette personnalisation. D’autre part, la volonté des individus de comprendre ou d’être associés aux décisions produit un commandement plus “participatif” et plus explicatif. La contractualisation généralisée des militaires concourt bien en cette direction. Deux groupes d’acteurs sont alors en tension au sein des armées. D’un côté, les “institués” ; de l’autre, les “organisés”. Les premiers manifestent une adhésion puissante aux valeurs de l’institution. Ils s’avèrent être très critiques à l’égard du recrutement, du manque de moyens et de l’évolution de leur armée. Les seconds ont une ancienneté généralement plus faible. Ils sont très critiques à l’égard des rituels militaires qui leur font perdre du temps, très nuancés sur le mode de socialisation et de commandement qui leur donnent le sentiment d’une infantilisation voire d’un traitement irrespectueux. Ils manifestent une démotivation certaine en raison des sacrifices qu’occasionne le service des armes sur leur vie personnelle et remettent en cause la légitimité de l’autorité du supérieur lorsque celle-ci ne repose pas sur des compétences.

En conséquence, l’autorité ne s’exerce plus à l’identique. Sur le plan juridique, il s’opère une mise en conformité progressive avec l’ensemble de la fonction publique. Sur le plan de la doctrine, les armées, de façon “schizophrénique”, développent l’idée d’une libéralisation des contraintes pesant sur les subordonnés. Sur le plan des pratiques, l’intégration de militaires volontaires rend plus âpre l’automaticité de la discipline. La négociation des rapports sociaux et les marchandages locaux succèdent aux formes d’assujettissement. La nature du lien social (du type communautaire au type transactionnel) s’en trouve modifiée.