Article initialement publié sur "crise publique" le 24 avril 2008.
S’il n’est plus guère d’économiste sérieux pour contester le rôle des réglementations anti-construction dans la formation de bulles immobilières et l’augmentation déraisonnable des prix du logement, rôle brillamment établi par Edward Glaeser (même Paul Krugman, figure de proue des économistes interventionnistes, l’a reconnu), il n’en va pas du tout de même du côté de ceux dont la création, le développement et l’application des dites réglementations constituent le gagne pain. J’ai nommé les urbanistes professionnels, lesquels, en France comme aux USA et dans le reste du monde, ne jurent en majorité que par la "planification urbaine", la "lutte contre l’étalement urbain", et la nécessité d’un développement "compact" des villes, à l’opposé du souhait de la majorité de la population, qui ne rêve que de maison individuelle sur un lopin de terre. Salaud de peuple, tiens.
Combien ai-je rencontré de ces bureaucrates sûrs d’eux-mêmes, et qui m’affirmaient qu’ils avaient le devoir de "promouvoir une nouvelle image de l’habitat désirable" chez les Français, qu’il fallait "se battre contre la propension des ménages à vouloir habiter en maison", qu’il fallait promouvoir un nouvel urbanisme… Eux seuls, qui la plupart du temps vivent dans de confortables maisons avec grand terrain, hauts revenus obligent, savent ce qui est bon pour nous !
Les alter egos américains de ces liberticides urbains prétendent que les métropoles fondées sur un modèle de développement par étalement urbain progressif seraient d’invivables enfers urbains. Une plaisanterie affirme qu’il est aussi incongru de vanter les charmes d’Houston dans un congrès d’urbanistes que de s’attabler avec une grillade dans une réunion de végétariens. Portland, l’une des villes en pointe en matière d’urbanisme planifié, serait un exemple de développement urbain bien plus réussi dont toutes les villes feraient bien de s’inspirer.
Pourtant, les mythes qui fédèrent les associations d’urbanistes professionnels ne résistent pas à un examen approfondi de la réalité. Houston, Dallas ou Austin, au Texas (j’avoue manquer d’informations concernant San Antonio, à part les résultats de son équipe de Basket !), ou Atlanta, en Géorgie, ont connu la plus forte croissance démographique des USA entre 1990 et 2006. Houston, Dallas et Atlanta sont les trois seules aires urbaines du Top 20 (Austin est juste un peu plus petit) américain à avoir enregistré un solde migratoire intérieur net positif durant cette période. C’est curieux, cette propension des américains à vouloir s’installer en masse dans les villes les plus haïes des urbanistes professionnels…
Houston s’enorgueillit d’avoir été le point de chute privilégié des familles noires pauvres chassées de la Nouvelle Orléans par l’Ouragan Katrina. Sans doute des prix immobiliers raisonnables ne sont ils pas étrangers à ce pouvoir d’attraction. A Houston, la maison médiane (plus de 160m2 habitables, tout de même, contre 90m2 en France, et 112m2 de moyenne pour les maisons neuves) se négocie autour de 160 000 Dollars (compter 140 000 Euros en parité de pouvoir d'achat). Ce prix a peu augmenté lors des dix dernières années de folie immobilière. La même maison, souvent vendue sur des terrains plus petits, valait encore 300 000 dollars à Portland, et plus de 600 000 dollars en Californie, avant l’éclatement de la bulle immobilière, lequel est encore très loin d’avoir fait disparaître l’énorme différence de valorisation entre les états « chers » et les autres.
Houston, 160 000$, 195m2
Portland, 200.000$, # 125m2
Terrain de... 7m50 de large. Royal !Laquelle préfèreriez vous habiter ?
Des retraités rusés ont revendu leur maison de Californie, achetée relativement bon marché dans les années 70-80, à prix d’or, au sommet de la bulle, et se sont établis à Dallas, Houston ou Austin, dans des maisons similaires, achetées 4 à 5 fois moins cher, leur permettant de profiter d’un capital retraite complémentaire inespéré de plusieurs centaines de milliers de dollars. Le pourcentage de maisons en « dur » (briques, pierres) y est plus élevé qu'ailleurs, la construction légère en bois étant prédominante aux USA. Pourtant, l'offre de maisons de qualité correcte et de bonne surface (3-4 chambres) autour de 100-150.000 dollars est importante, ce qui est absolument impensable dans le New Jersey ou en Californie.
Mais là n’est pas la seule raison de cette attractivité. Des milliers de petits entrepreneurs, parfois issus des classes aisées de Boston ou de New York, viennent s’installer ici, malgré le climat étouffant, propice aux tornades et aux inondations. Les bas prix du foncier constructible, la relative liberté d’installation et la mixité des usages permises par un droit du sol qui laisse d’abord décider aux propriétaires quel sera l’emploi qu'ils feront de la terre qu’ils possèdent rend possible l’éclosion d’activités qui n’auraient peut être pas été possibles ailleurs.
Joel Kotkin, un urbaniste libéral (au sens européen) et visiblement admiratif de la liberté dont jouissent les développeurs Texans, appelle Houston la "cité des opportunités". Certes, la ville a eu la chance de se situer au cœur du boom pétrolier américain. Pourtant, bien d’autres facteurs expliquent sa réussite, laquelle s’est prolongée entre 1985 et 2005, alors que les cours du pétrole restaient plutôt bas (malgré l’intermède de la première guerre du Golfe), et que des entreprises comme Texaco étaient placées sous le chapitre 11 de la loi américaine sur les faillites. Même le scandale Enron n’a pas affecté la croissance de Houston.
La ville ne comptait qu'un seul siège de compagnie du « Fortune 500 » en 1960. Elle en compte 23 aujourd'hui. La population de l'agglomération, qui était inférieure à 300 000 âmes en 1930, est aujourd'hui la sixième du pays, avec environ 5,6 Millions d'habitants, derrière NYC, LA et Chicago... Et Dallas-Fort Worth, au coude à coude avec Philadelphie, qui croît nettement moins rapidement. En rythme de croissance, seule Atlanta a cru plus rapidement ces 20 dernières années.
Le Texas, et Houston en particulier, sont également connus pour le climat de tolérance qui y règne généralement – Bien qu’ici comme ailleurs, l’immigration en provenance du Mexique fasse débat. Ici, malgré le lointain passé confédéré de l’Etat du Texas, les émeutes raciales ont été quasiment inexistantes. Comme un de ces entrepreneurs noirs indépendant cités par J.Kotkin le dit, « in free enterprise you don’t worry about the color of your customers — you take advantage of opportunities ». La Brookings Institution, think tank de centre gauche, reconnaît presque à contrecœur que les familles des grandes cités texanes comptent plus de diplômés de l'enseignement supérieur parmi leurs jeunes que les cités des côtes est et Ouest, car le coût des études y est plus facile à financer, et que les poches de grande pauvreté y sont plus rares.
L'université Britannique de Loughborough a établi un classement des villes en fonction de leur rayonnement économique. Elle classe Houston et Dallas parmi les 30 cités de plus fort rayonnement économique mondial, et au 5ème rang américain, derrière les 3 grandes et San Francisco, siège de la silicon valley, et à égalité avec Washington, qui est pourtant le siège du pouvoir politique le plus puissant du monde. Pas mal, pour des villes tant décriées par les planificateurs professionnels.
La Nasa, une vie culturelle intense -- l’opéra de Houston est bien côté par les spécialistes, aucune tournée de star musicale ne peut éviter sérieusement la ville --, des équipes sportives de haut niveau dans tous les sports majeurs, et des dizaines d’autres indices moins spectaculaires indiquent que le mode de développement des villes libres n’est pas, loin s’en faut, le repoussoir urbain que certains voudraient nous dépeindre.
Mais l’urbanisme d’une cité comme Houston n’est il pas sans reproche ? Il est souvent dit que la ville n’a pas de centre. C’est vrai. La ville fut fondée au cœur du XIXème siècle, et ne dispose pas de quartiers historiques aussi typiques que nos villes européennes. La ville s’est construite autour de multiples centres d’activités qui se développent au gré du développement des échanges routiers. D'autre part, la gestion des conflits de voisinage, essentiellement judiciaire, faute de réglementation préventive détaillée -- Les juges appliquent un principe de common law appelé "coming to nuisance" --, provoque parfois un certain engorgement des tribunaux.
Pourtant, la ville n’a rien de désagréable. Selon nombre
d'observateurs, Houston est une ville riche d’espaces verts, où la
plupart des quartiers sont bien entretenus. Et pour cause : lorsque le
terrain est abondant et bon marché, il n’est pas difficile d’en
consacrer quelques arpents à la création de parcs, de jardins, de
placettes… Quant à son quartier d'affaires, les immeubles qui y sont
implantés (photo) sont tous signés d'architectes réputés, et donnent à
l'ensemble plutôt fière allure, dans le style contemporain, que l'on
aime ou pas.
Mieux: le Texas, comme la plupart des états de la middle America, a vu se multiplier des "neighborhood communities", véritables quartiers avec leur vie propre sous développement privé, dans lequel le droit du sol est régi par des conventions privées qui n'ont pas obligation de suivre les prescriptions d'un quelconque plan administratif. Certaines communautés, comme les Woodlands à Houston, ou autour du lac Travis près d'Austin, sont régulièrement citées en exemple parmi les villes ayant su concilier développement urbain et respect environnemental. Là encore, la concurrence entre communautés privées joue un rôle important : ces communautés, pour prospérer, doivent être en mesure d’offrir aux habitants actuels et potentiels un cadre de vie répondant à leurs aspirations, alors que dans les cités en pénurie de logement, même des « cochonneries » trouvent assez facilement preneur.
Les houstoniens savent bien ce qui fait leur prospérité, et ils ont, par deux fois dans les trente dernières années, massivement rejeté (plus de 70% des voix), par référendum, des projets technocratiques portés par la gauche locale et nationale, d'introduire des lois de zonage contraignantes.
Contrairement à Houston, Dallas a un plan de zonage, mais il est très peu contraignant, et a pour objectif de maintenir en permanence un excès de foncier constructible par rapport aux besoins d'équipement et de logement. L'Etat du Texas prohibe les dispositions du droit des sols qui seraient contraires aux bases du droit de propriété. La compensation des limitations du droit d'usage imposées à certains terrains par la collectivité est la règle. Ce zonage n’est donc pas un facteur d’accroissement des prix immobiliers.
Houston et Dallas, contrairement à Atlanta, ont beaucoup investi dans l'amélioration continue de leur réseau routier. Résultat, ces villes connaissent une congestion bien moindre que des cités équivalentes qui ont cru aux mirages de la croissance planifiée et du développement compact, connue sous le nom de Smart Growth. Les temps de trajets pendulaires y sont en moyenne nettement moins élevés... Et les régies de transport public nettement moins coûteuses pour les contribuables. Pour avoir négligé le développement de la mobilité personnelle et automobile, Atlanta connaît des problèmes de congestion plus importants, que la ville tente de corriger aujourd’hui à un coût plus élevé.
Les anti-étalement urbain ont encore d'autres arguments, économiques cette fois, à faire valoir.
Tout d'abord, selon eux, le revenu moyen des ménages est plus faible à Houston que dans les « smart cities » de leurs rêves, signe que le développement étalé serait économiquement moins favorable. Il s’agit là d’un renversement de causalité d’une pure mauvaise foi, puisque, ne pouvant vivre à Portland, Los Angeles ou San Francisco, les ménages les plus pauvres vont s'établir à plusieurs dizaines de kilomètres de là, comme à San Bernardino... Où l'immobilier a connu une bulle, certes, car la réglementation du sol est assez uniforme en Californie, mais moins forte que celle des métropoles phare.
Selon J. Kotkin, le modèle de croissance des « vieilles » cités américaines telles que New York et Chicago, fondé exclusivement sur la hausse de la productivité des emplois existants et sur le déplacement vers le haut de la « gamme » d'habitants, ne peut être viable pour l'ensemble des USA, dont la population est projetée à 420 millions d'âmes en 2050 (+40% /aujourd'hui). Ce sont au contraire les "can do cities", telles que les grandes métropoles texanes, mais aussi des villes moyennes en très forte expansion comme Kansas City, qui procureront aux familles qui démarrent en bas de l'échelle sociale les opportunités d'intégration sociale qui leur font défaut dans les villes à zonage "snob". Les grandes villes au sol fortement réglementé excluent les pauvres de leur modèle d'intégration, les villes libres leur redonnent une chance de goûter au rêve américain. D'où un spectre de revenus plus étalé vers le bas.
Il est également dit que la ville « étalée » ferait supporter des coûts d'investissement et de fonctionnement publics plus élevés que la ville compacte rêvée par les adeptes de la planification urbaine: transports publics, évacuation des ordures, assainissement, etc... La principale étude allant dans ce sens sur le sujet, menée par le département américain des transports (Burchell et al.), a montré que le surcoût de l'étalement urbain, par famille nouvellement implantée, se montait à 11.000$, amortissables sur la durée moyenne d'établissement des familles.
Ce à quoi l'économiste Randall O'Toole répond avec justesse que pour éviter un surcoût de 11.000 dollars par nouvelle implantation, les lois de zonage font supporter à tous les ménages américains achetant un logement, y compris ancien, une « pénalité réglementaire » moyenne de 75 000$, cette moyenne reflétant des disparités très importantes, la pénalité pouvant atteindre plus de 300 000$ à LA et 800 000$ à San Francisco. Même l'éclatement de la bulle immobilière n'effacera qu'une petite partie de cette pénalité.
Au reste, le chiffre de 11 000$ économisé par les cités compactes est sans doute surfait. Tout d'abord, des études menées par des économistes tels que Ronald Utt, de l'héritage foundation, constatent empiriquement que les taxes versées par les habitants des villes compactes et planifiées se révèlent plutôt plus élevées que celles acquittées dans les cités étalées. Voilà qui semble contredire l'étude de Burchell (la bible des planificateurs US...). Et surtout, les villes compactes, nous l'avons vu, rejettent leurs problèmes de croissance sur des communes bien plus lointaines dont les coûts ne rentrent pas dans les statistiques de l'aire urbaine considérée.
Le même phénomène est parfaitement visible dans notre bonne vieille France. Par exemple, dans le département de Loire Atlantique, lui même en croissance rapide du fait d'une très forte migration interne en provenance de Paris, l'agglomération Nantaise atteint des prix trop élevés pour nombre de ménages locaux, lesquels se reportent sur des lieux d'habitation couramment situés à 20-40 de kilomètres de la métropole phare. Résultat, des villes de 2000 à 6000 habitants ont connu des croissances de population de plus de 20 à 30% en 10 ans, croissances auxquelles elles n'étaient absolument pas préparées. Qui s'occupe de chiffrer ces coûts ? Dans mon ouvrage « Logement, crise publique, remèdes privés », j’ai estimé la pénalité réglementaire moyenne extorquée aux acheteurs de logement, neuf ou ancien, à 56 000 Euros en 2005, et sans doute à peu près autant en 2006 et 2007. Qui s’est préoccupé de savoir si les hypothétiques économies engendrées par les politiques anti-étalement urbain justifiaient une telle pénalité imposée aux acheteurs ?
Revenons à nos villes libres d’outre Atlantique. Comme toutes mégacités, Dallas Fort Worth ou Houston ont leurs problèmes. Mais visiblement, entre les problèmes des unes et des autres, les ménages qui ont le choix de l'endroit où ils veulent faire leur vie ont choisi. Portland est peut être la ville chérie des urbanistes, mais l’étude des flux migratoires internes aux Usa est formelle : les américains ordinaires préfèrent majoritairement les avantages de la ville libre. La plupart n'échangeraient pas leur vie à Houston contre un crédit de 40 ans et plus, prime ou subprime, pour acheter une maison hors de prix sur la côte pacifique. Comme l'a dit Wendell Cox dans ces colonnes, il n'y a pas de véritable inconvénient majeur à vivre dans une cité étalée que dans une cité planifiée contre l'étalement urbain. Par contre, financièrement, la comparaison est totalement à l'avantage des villes libres.
Pas d'inconvénient... Sauf si vous êtes planificateur urbain professionnel, bien sûr. Que des villes qui se passent si bien de leurs services – ou du moins les utilisent plus parcimonieusement – puissent donner l'exemple d'un développement réussi à d'autres cités qui pourraient les imiter est dangereux. Voilà pourquoi tous les arguments, le plus souvent outrés, voire purement mensongers, sont utilisés pour décrier les « cités libres », afin d'empêcher que leur modèle ne s'exporte ailleurs.
Certains urbanistes ont toutefois une approche plus intelligente de la question. Certains défenseurs de ce qu’ils appellent eux-mêmes le "new urbanism" ne prétendent pas, du moins pas tous, imposer un développement compact à toute la population par la loi, mais essaient de tirer partie des possibilités offertes aux développeurs, notamment dans les villes libres, pour créer des communautés agréables à vivre fondées sur leur propre vision de la forme urbaine idéale, à base de développement compact d’immeubles de qualité. Et, lorsque les études de marché ont été bien faites, cela marche, car il y aussi une demande pour ce type d’habitat. Simplement, certains urbanistes voudraient l’imposer à tous, alors que d’autres se bornent à constater qu’il faut une offre variée pour combler des exigences variées, comme sur tout autre marché, de l’automobile à la restauration. Et plus une ville dispose d’un droit des sols libre, plus elle permet à cette diversité de s’exprimer.
Non, décidément, la ville libre n'est pas l'enfer !
-