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Les armes de la puissance (3/3)

Publié le 07 décembre 2008 par Theatrum Belli @TheatrumBelli

III. LA FIN DE LA GUERRE ?

Pour de multiples raisons, le XXe siècle a pu espérer en une fin de la guerre. Cet espoir a pourtant été déçu.

1. La puissance de destruction des armes modernes interdiraient de s'en servir

Les gaz de combat n'ont pas été utilisés par les principaux belligérants pendant la Seconde Guerre mondiale, chacun craignant les représailles de l'autre. La bombe atomique instaurerait un « équilibre de la terreur » qui en interdirait l'usage, sauf à prendre le risque d'une catastrophe irrémédiable.

Il est cependant impossible d'affirmer que ces craintes joueront toujours – après tout, les gaz de combat ont été utilisés depuis, en particulier dans la guerre entre Iran et Iraq. La miniaturisation des bombes atomiques facilite leur utilisation, ne serait-ce que par des groupes terroristes. Et de toute façon, l'équilibre de la terreur, s'il a empêché une confrontation directe entre les deux Grands, n'a pas gêné la multiplication des conflits périphériques tout au long de la guerre froide.


2. La mondialisation fait des nations des partenaires interdépendants

La mondialisation affaiblit les États ; elle abaisse les frontières ; elle soutient le développement des multinationales, des institutions internationales et des organisations non gouvernementales ; elle fait éclore une « société mondiale » et un droit international ; en un mot elle encourage les forces de paix et contient le heurt des patriotismes. Thomas Friedman, avant de décréter « le monde plat», avait popularisé la « théorie McDo » selon laquelle deux pays accueillant des McDonald's ne se sont jamais fait la guerre.

Cet optimisme ne résiste pas aux faits. La mondialisation du début du XXe siècle n'empêche pas l'éclatement du premier conflit mondial, elle le favorise peut-être si l'on en croit les analyses de Lénine sur l'impérialisme. Quant à la mondialisation actuelle, elle n'a pas encore fait disparaître le fait national, à supposer qu'elle y réussisse un jour.

Les motifs d'affrontement n'ont pas disparu, ils se sont peut-être multipliés en s'étendant à la planète entière. Comme le souligne Samuel Huntington, la mondialisation réduit les distances et accroît les contacts entre les peuples ; mais le contact peut déboucher sur le conflit autant que sur l'entente. Ce n'est pas parce que l'on rencontre plus souvent son voisin qu'on l'apprécie plus !

Des économistes ont tenté de mieux apprécier ce double effet de la mondialisation, ou du moins de la progression des échanges commerciaux. Ils ont considéré que l'augmentation des échanges bilatéraux entre voisins réduisait le risque de guerres, puisque leurs économies sont de plus en plus imbriquées : la construction européenne aurait ainsi contribué à rendre improbable des conflits entre membres de l'Union. En revanche, l'augmentation des échanges avec le reste du monde l'augmente, puisque chaque pays est moins directement lié à ses voisins immédiats.

Si le raisonnement est juste, le développement des échanges pousse plutôt à l'affrontement puisque le commerce mondial a progressé beaucoup plus vite que le commerce entre pays proches.

La mondialisation ne supprime pas la guerre, elle en modifie les formes. Moins d'affrontements directs entre grandes puissances. Plus de conflits locaux et de guerres populaires avivées par les intérêts divergents et, peut-être, les inégalités.

Plus généralement quatre formes d'affrontements pourraient être favorisées par la mondialisation.

— Le développement des échanges et des flux suppose la sécurité des routes pour laquelle les Etats se mobilisent. La marine, l'aviation, les satellites, les ordinateurs, les forces d'intervention rapide, les réseaux de bases lointaines..., telle est l'allure que se donnent les armées à l'heure de la mondialisation afin de surveiller et de défendre les artères vitales de l'économie planétaire.

— Le terrorisme est l'œuvre de mouvements organisés selon la forme du réseau que la mondialisation propage : liaisons instantanées entre les cellules grâce aux communications modernes, placements de fonds dans des paradis fiscaux, utilisation des médias internationaux...

— Le « choc des civilisations » est-il une réalité ? La formule, lancée par Samuel Huntington en 1993, a fait florès. Si un tel affrontement existe, il le doit à la mondialisation qui met en contact toutes les sociétés humaines et les force à se confronter.

Sans doute la plupart des politologues européens nient-ils l'existence d'un tel affrontement ; pourtant l'islamisme, l'asiatisme, l'indianisme, les nationalismes hindou et japonais mettent tous l'accent sur l'identité propre à leurs peuples ; de façon différente, ils traduisent tous une volonté de rejet face aux mondialisations impulsées par l'Occident.

L'une des causes de la réticence des observateurs français tient peut-être à la mauvaise traduction du titre de l'ouvrage de S. Huntington, The Clash of Civilisations. Huntington ne dit pas en effet que le choc des civilisations débouchera sur des guerres classiques, encore moins sur un conflit mondial. Le choc passe plutôt par des affrontements périphériques (comme celui opposant orthodoxes et musulmans dans le Caucase ou les Balkans), par des actes terroristes ou encore par la compétition économique.

— Le terme de « guerre économique » est de plus en plus employé avec son corollaire, « l'intelligence économique ». C'est l'idée même qui a présidé à la naissance de la notion de géoéconomie : chassée du terrain militaire par l'équilibre de la terreur, la guerre trouverait ici un nouveau terrain d'extension. Et de filer la métaphore : les victimes de ces nouveaux conflits seraient les chômeurs ; les zones à conquérir — le marché mondial ; les divisions d'élite — les grandes sociétés multinationales ; les armes — la compétitivité acquise par tous les moyens, y compris l'espionnage industriel ; les armistices — les accords commerciaux internationaux.

Il existe sans doute un fond de vérité dans ces analyses. Preuve la façon dont les gouvernements mobilisent leurs services de renseignement civils ou militaires pour soutenir leurs entreprises. Pourtant la métaphore démontre vite ses limites : les chômeurs ne sont ni morts ni mutilés ; les conflits entre nations ne sont pas tout à fait ceux qui opposent les firmes – l'un des problèmes que pose la mondialisation est justement le rapport entre États et entreprises. Et les lois de la géopolitique ne sont pas celles de l'économie.

La « guerre économique » est une forme de compétition économique dans laquelle s'impliquent les nations avec tous leurs outils, mais pas avec leurs armes. Elle n'est pas la continuation de la « vraie » guerre par d'autres moyens.

Qu'il s'agisse de compétitivité ou d'attractivité, les pouvoirs publics jouent un rôle considérable au niveau local comme au niveau national par le climat qu'ils créent et les soutiens qu'ils apportent. Preuve que la guerre économique – si l'on accepte ce concept – oppose d'abord les États-nations.

3. Le progrès technique ne remet-il pas en question la guerre ?

Les guerres conventionnelles du XXe siècle provoquent un nombre de morts que les combats précédents ne connaissaient pas, même les grandes tueries des guerres napoléoniennes ou de la guerre de Sécession : 300.000 victimes à Verdun, plus encore à Stalingrad (certaines estimations dépassent le million de morts)...

Sans atteindre les mêmes chiffres, les conflits périphériques n'en sont pas moins sanglants eux aussi : 40.000 morts français en Indochine, 25.000 en Algérie, 30.000 morts américains en Corée, 50.000 au Vietnam... Et les pertes des adversaires des Occidentaux, mal connues, sont sans aucun doute très supérieures. Ces statistiques qui ont bouleversé les opinions publiques et ont servi d'arguments aux pacifistes, surtout quand les combattants étaient des conscrits.

C'est pour empêcher ce genre de traumatisme que les États-Unis ont développé dans les années 1990 une nouvelle stratégie. Initiée sous Bill Clinton, elle met l'accent sur les technologies de pointe : parfaite connaissance de l'ennemi par les satellites et l'aviation, brouillage de ses communications afin de l'aveugler, bombardements par des missiles « intelligents », infiltration d'unités spéciales qui guideront les avions et détruiront les centres de commandement... Les troupes terrestres viendront ensuite facilement à bout des unités ennemies isolées, fractionnées, démoralisées, privées de ravitaillement et d'ordres. Ainsi l'armée américaine échappera à une réédition du bourbier vietnamien : l'objectif est celui du « zéro mort », du moins dans les troupes attaquantes. D'ailleurs on encadrera systématiquement les journalistes : pas question qu'ils jouent le même rôle démoralisant que dans les années 1960 et 1970 !

Le secrétaire à la défense Donald Rumsfeld continue sur cette voie et engage une réorganisation complète du Pentagone au lendemain des attentats du 11 septembre 2001. Il ferme de nombreuses bases, surtout en Europe de l'Ouest, pour en ouvrir en Europe orientale et en Asie centrale. Il relance les projets de sanctuarisation du territoire américain par un rideau de missiles antimissiles. Il valorise l'arme aérienne et ses frappes ciblées. Il augmente la « Force de projection rapide » ébauchée à l'époque de Jimmy Carter ainsi que le Transport Command créé en 1987 pour fournir à l'armée ses moyens de transport. La recherche est systématiquement développée et permet de fournir des armes robotisées (comme les drones), des gilets de protection, des lunettes infrarouges...

Une armée amaigrie, mais plus souple et mieux équipée. Des commandos et des ingénieurs. Un filet de satellites et une capacité d'intervention lointaine. Des robots et des combattants dignes des romans de science-fiction. Les États-Unis semblent avoir inventé l'armée du XXIe siècle, celle de la haute technologie et de la mondialisation avec ses réseaux, son expansion planétaire, la réactivité qu'elle impose : comme le signale Patrice Touchard : « Entre la guerre du Golfe de 1991 et la guerre d'Iraq de 1992, les armements ont peu évolué, les progrès se situent du côté des moyens de reconnaissance, de planification et de transmission : en 1991, plusieurs heures séparaient le repérage d'une cible et son traitement, dix minutes seulement en 2003. »

Cette « Révolution dans les affaires militaires » (RAM) triomphe en Afghanistan et en Iraq en 2002 et 2003. Dans le second cas il a suffi de 26 jours à une armée composée d'à peine 100.000 hommes pour annihiler l'armée iraquienne et s'emparer de Bagdad avec moins d'une centaine de morts. L'aviation et ses multiples bombardements sont rendus responsables de ce succès ainsi que les forces spéciales composées de 10.000 hommes, soldats d'élite mais aussi psychologues ou interrogateurs.

La suite, chacun le sait, fut beaucoup moins flatteuse. Cinq ans après la prise de Bagdad, les Américains ne réussissent toujours pas à contrôler le pays. Les troupes américaines et anglaises se sont révélées trop clairsemées. Pour envahir un territoire, force de frappe, rapidité et souplesse sont efficaces ; pour le tenir, il faut des hommes, et en nombre ! Du coup les soldats américains et britanniques subissent des pertes importantes, beaucoup plus élevées que lors de l'offensive de 2002.

Le relatif échec de l'armée israélienne contre le Hezbollah, en 2006, confirme les limites de la RAM. L'état-major de Tsahal avait fait confiance aux bombardements aériens et aux commandos ; face à un ennemi déterminé et bien fortifié, les premiers se sont avérés insuffisamment précis et les seconds insuffisamment puissants. Les stratèges ont redécouvert l'importance des 300 derniers mètres, ceux de l'assaut des fantassins, au moment où il devient difficile de faire donner l'artillerie ou l'aviation sauf à frapper ses propres troupes, là où la force des volontés devient déterminante.

La « révolution dans les affaires militaires » dont se vantaient les stratèges américains a donc démontré ses limites. Elle ne vaut d'ailleurs que pour les pays les plus avancés. La plupart des pays du Sud se contente d'un armement moyennement sophistiqué qu'ils entreposent massivement — c'est ce qui explique que certains de ces pays sont devenus de gros exportateurs d'armement comme le Brésil ou la Corée du Nord. Un matériel suffisant pour entretenir des guerres des plus classiques, et des plus sanglantes.

Par ailleurs, les nouvelles missions dévolues aux armées supposent toujours un nombre d'hommes important : non seulement s'imposer sur le terrain, mais aussi en assurer la sécurité et même mener des opérations humanitaires. Tel est le cas en particulier des interventions dans le cadre de l'ONU. Dans un premier temps, une guerre « classique » où les nouvelles technologies sont déterminantes ; dans le second un conflit asymétrique qui dure et dont l'enjeu est le contrôle des populations. Ces deux types d'affrontement réclament des militaires polyvalents, formés au maniement des nouvelles armes comme à l'encadrement des hommes. On comprend que des pays comme la France, le Royaume-Uni ou même les États-Unis manquent de soldats pour assurer toutes les missions où ils sont engagés à travers le monde. Et que Washington doive utiliser, pour les missions ordinaires, des agents de sécurité recrutés par des sociétés spécialisées : en Iraq, leur nombre atteint 200 000 en 2007 et dépasse celui des militaires américains !

La guerre du XXIe siècle n'est donc pas fondamentalement différente de la guerre du XXe siècle. Dans un domaine inattendu, se trouve ainsi confortée une triple conclusion que nous avons déjà faite par ailleurs.

— La sophistication de nos économies et de nos sociétés donne à croire que le rapport de forces dépend plus du qualitatif que du quantitatif : haute technologie des armements et frappes ciblées des guérilleros plutôt que masses humaines. Peut-être. Cependant, poussé à l'extrême, le raisonnement fait perdre tout sens du réel, celui du terrain à tenir, celui des 300 derniers mètres, là où le quantitatif retrouve toute son importance.

— Ces mêmes évolutions consacreraient la supériorité des réseaux sur les territoires, celle de l'immatériel sur le tangible. C'est oublier que l'objectif reste le contrôle des hommes et des espaces qu'ils occupent. Les réseaux sont un moyen, et ce moyen suffit rarement à atteindre le but fixé.

— Les réseaux ont besoin des territoires. La preuve la plus intéressante en est sans doute fournie par Al-Qaïda. Cette organisation terroriste apparaît comme un réseau particulièrement dilué, au point que beaucoup d'observateurs doutent de son existence, une nébuleuse ou une référence plutôt. Pourtant ses dirigeants ont cherché l'abri d'un territoire contrôlé — le Soudan, puis l'Afghanistan, puis les zones tribales du Pakistan et peut-être la Somalie : un lieu sécurisé pour reposer les combattants, les entraîner, échapper à toutes les contraintes qu'imposent la clandestinité et l'alerte permanente, un endroit où travailler sur le long terme.

Le premier don qu'offre le contrôle de l'espace n'est-il pas la maîtrise du temps ?


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