Les armes de la puissance (2/3)

Publié le 07 décembre 2008 par Theatrum Belli @TheatrumBelli

II. LA GUERRE POUR ET PAR L’ÉCONOMIE

Les évolutions de la guerre expliquent qu'elle réclame une mobilisation économique massive. Elles expliquent aussi que l'économie devient en même temps un but et une arme de guerre.

1. L'économie constitue un but de guerre de plus en plus important

Déjà présents lors des conflits entre Athènes et Sparte, Napoléon et le Royaume-Uni ou le Nord et le Sud des États-Unis, les enjeux économiques deviennent primordiaux à l'heure de la mondialisation.

Il s'agit d'abord de contrôler les matières premières indispensables à la croissance. C'est une motivation importante pour les États qui en manquent tels l'Allemagne, le Japon ou l'Italie, ceux que Mussolini appellera les « États prolétaires ». En 1914 comme en 1939, Berlin aspire à dominer les terres à blé de l'est de l'Europe et les mines de fer françaises. Pendant toute la première moitié du siècle, le Japon hésite entre une expansion vers la Corée, le nord de la Chine et la Russie, d'où il peut tirer charbon, fer et riz, ou vers l'Asie du Sud-Est qui lui fournirait coton, métaux divers, caoutchouc et pétrole...


Puissances maritimes, les démocraties ne manquent pas de matières premières : elles les tirent de leur sous-sol, de leurs colonies ou les achètent sur le marché mondial. Elles se préoccupent plutôt d'ouvrir à leur industrie de nouveaux marchés. Tel est le principe de la « porte ouverte » que les Anglais défendaient déjà face à Napoléon. Au XIXe siècle, les Américains essaient de l'imposer au Japon et à la Chine. En 1918, le président américain Wilson l'inscrit parmi les 14 points qui résument ses intentions.

Comme à l'époque de Napoléon Ier, la crainte des puissances maritimes est que se constitue un vaste marché eurasiatique, fermé à leurs produits et autosuffisant : le projet de MittelEuropa lancé par Guillaume II, celui de Lebensraum prôné par Hitler, le CAEM (Conseil d'assistance économique mutuel) mis en place par Staline en 1949 visent chacun à unifier économiquement et politiquement tout ou partie du heartland. Une menace inacceptable, surtout quand ces ensembles peuvent prétendre contester la domination anglo-saxonne outre-mer.

Une seule fois, au début du XXe siècle, cette crainte paraît vraiment justifiée. Alors Guillaume II lance sa Weltpolitik. L'Empire allemand acquiert des colonies, développe la flotte de guerre sous la direction de l'amiral von Tirpitz, encourage les industriels à exporter. Les succès du made in Germany inquiète le Royaume-Uni qui n'a pas su prendre le tournant de la seconde révolution industrielle. Londres se rapproche alors de Paris ; elle hésite cependant à entrer dans le conflit en 1914 et ne se décidera que lors de l'invasion de la Belgique par les Allemands : occupant Anvers, ils pourraient contrôler la mer du Nord. Jamais les puissances continentales n'ont semblé plus proches de contester la domination des Anglo-Saxons sur le Grand Océan.

La géoéconomie permet de mieux comprendre ce qui oppose les puissances du heartland et les puissances maritimes : le contrôle des routes commerciales majeures (qui, de fait, échappe rarement aux secondes) ; l'unification du marché continental et son rapport au monde, protection pour les premières, ouverture pour les secondes ; la mainmise sur les matières premières de la planète enfin.

1 L'économie devient une cible militaire

Beaucoup de combats visent à priver l'ennemi des moyens de faire la guerre.

Il faut d'abord le couper de ses approvisionnements. Dans ce but, l'Allemagne crée une flotte de sous-marins (U-Boote) qui s'efforce d'isoler le Royaume-Uni en 1917 (guerre sous-marine à outrance) comme entre 1940 et 1945 (bataille de l'Atlantique). Ces deux offensives se révélèrent peu efficaces : elles encouragèrent les Américains à soutenir les Anglais et à fabriquer une myriade de navires de transport (les Liberty skips du second conflit). Si 23 millions de tonnes de navires alliés et neutres furent coulés pendant la bataille de l'Atlantique, 780 sous-marins allemands disparurent et le Royaume-Uni continua d'être ravitaillé.

C'est un entrepreneur, Henry J. Kaiser, qui lança l'expérience des Liberty skips. Fils d'un fermier, il avait réussi dans la construction et profité des grands travaux du New Deal. Il est choisi pour fabriquer les navires marchands destinés aux Anglais car Washington veut réserver les chantiers existant pour le lancement de navires de guerre. Il fonde alors deux chantiers navals (à Richmond et Portland) et y applique la méthode du préfabriqué : les éléments de base sont produits dans plus de 2.000 établissements répartis à travers le territoire, puis acheminés vers les chantiers navals pour y être assemblés en moins de quinze jours.

Il est cependant un cas où l'arme sous-marine fut décisive : il s'agit de l'offensive lancée pendant la Seconde Guerre mondiale par les États-Unis contre le Japon : 5,6 millions de tonnes seront coulés soit 95% de la flotte marchande japonaise contre 52 sous-marins américains. Très dépendant des matières premières venues d'outre-mer, l'archipel nippon est asphyxié dès le début 1945.

Même constatation en ce qui concerne l'arme du boycott. Importante, elle n'est jamais décisive. Sans doute le manque de pétrole gêne considérablement les Allemands à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Mais l'Allemagne a pu, au cours des deux conflits mondiaux, s'approvisionner dans les territoires conquis. Elle s'est fournie auprès des neutres. Enfin elle a pu pallier ses manques par des innovations comme le caoutchouc et l'essence synthétiques (entre 1939 et 1945).

Le fait est confirmé pendant la guerre froide.

Les États-Unis ont prononcé l'embargo contre de nombreux pays jugés hostiles : celui contre Cuba est l'un des plus sévères. Après de premières mesures adoptées par l'Organisation des États américains en 1961, le président Kennedy proclame en février 1962 un embargo total sur le commerce entre les États-Unis et Cuba. En mars, l'entrée sur le territoire de marchandises fabriquées dans un pays tiers à partir de produits cubains est prohibée. En 1963, les transferts financiers sont interdits eux aussi. Le système est durci en 1996 par la loi Helms-Burton qui menace de sanctions les entreprises de pays tiers investissant à Cuba. Pourtant ces mesures n'ont pas provoqué l'effondrement du régime communiste. Elles ont même permis à Castro de s'exonérer de ses échecs économiques en en rendant responsable l'acharnement américain, elles ont soudé une partie de la population cubaine autour de lui, elles lui ont valu la sympathie aveugle des intellectuels progressistes de la planète.

Bien d'autres exemples pourraient être fournis : l'embargo pétrolier des pays musulmans contre Israël d'autant plus que l'Iran du shah le tournait discrètement ; l'embargo contre l'Afrique du Sud qui n'a pas renoncé pour cela à son apartheid; l'embargo céréalier décrété par Washington contre l'uRss en 1980 afin de la punir de son intervention en Afghanistan. Dans ce dernier cas l'uRss a trouvé des fournisseurs de substitution comme l'Argentine ; les plus pénalisés ont finalement été... les farmers des États-Unis empêchés d'exporter et surtout les contribuables de ce pays obligés de venir au secours de leurs agriculteurs. Peu de temps après son élection, le président Reagan se voyait contraint de lever cet embargo. Pour les pays et les secteurs fortement dépendants de leurs exportations, l'embargo constitue une arme à double tranchant.

La principale limite de l'embargo tient à ce qu'il peut être facilement tourné : il se trouve toujours un pays, une entreprise qui a intérêt à commercer avec le «paria », il existe toujours des moyens discrets pour ce faire. De 1949 à 1994, le COCOM (Comité de coordination pour le contrôle multilatéral des exportations) a rassemblé les pays de l'Ouest (ceux de l'OTAN plus le Japon et l'Australie) afin de contrôler les ventes de technologies vers les pays de l'Est. Il les a sans doute réduites, mais pas supprimées totalement comme le démontre la vente par Toshiba de moteurs silencieux destinés aux sous-marins soviétiques au début des années 1980. Et toutes les interdictions n'ont pas empêché des pays comme l'Iran ou la Corée du Nord de se doter des techniques et des produits nécessaires à la fabrication de la bombe atomique.

Plus radical sans être décisif, le bombardement systématique de l'adversaire. Il s'agit de l'empêcher de mener une guerre totale en brisant son moral, son réseau de transport et ses moyens de production. On a d'abord utilisé pour cela l'artillerie : de mars à août 1918, les Allemands amènent à proximité de Paris des canons à très longue portée qui peuvent toucher la capitale située à plus de 100 km.

Au même moment l'aviation démontre des capacités autrement importantes. Les bombardements aériens sur des villes s'intensifient en 1918 — attaques allemandes sur Paris, italiennes sur Vienne (sous les ordres de Gabriele d'Annunzio) ou françaises sur Mayence et Stuttgart. C'est à cette époque que l'Italien Giulio Douhet proclame la supériorité de l'arme aérienne, la seule à pouvoir agir dans les trois dimensions, et propose la formation d'une flotte de 500 bombardiers pour écraser l'Autriche-Hongrie. Une proposition prophétique qui se réalisera pendant la Seconde Guerre mondiale...

Ce conflit verra apparaître un troisième type de vecteur, encore plus efficace, les fusées. Il s'agit des V2 (Vergeltung signifie « représailles » car il s'agissait de riposter aux bombardements alliés sur l'Allemagne) qui sont opérationnels à partir de 1944. Ils ont été conçus au centre de Peenemünde dirigé par Wernher von Braun.

En dépit de son appartenance au NSDAP et de l'utilisation de la main-d’œuvre déportée de Dora pour la fabrication de ces armes, von Braun fut exfiltré d'Allemagne par les Américains pour diriger leur programme de fabrication de missiles. D'abord au service de l'armée américaine, il entre à la NASA en 1960 et en dirige les programmes jusqu'en 1970 ; il est ainsi le responsable du programme Apollo qui envoie deux hommes sur la Lune. Dans une logique très américaine, il collabore parallèlement avec Walt Disney sur des films éducatifs consacrés à l'espace. Après 1972, il intègre la société Fairchild Industries dont il devient directeur adjoint — ce qui corrobore la notion de « complexe militaro-industriel ».

Ces armes n'ont pas eu les résultats escomptés. Sous le coup des bombardements ennemis, le moral des Anglais en 1940-1941, celui des Allemands en 1944-1945, celui des Nord-Vietnamiens de 1966 à 1972 ne se sont pas effondrés — les populations se sont au contraire soudées autour des régimes en place. Les destructions n'ont pas plus atteint l'ampleur espérée : on estime que les pertes de l'appareil industriel allemand provoquées par les bombardements alliés n'ont représenté que 15 % du total

— Berlin faisant enterrer les usines stratégiques.

Finalement, on ne voit guère qu'un exemple où les bombardements ont forcé un pays à capituler, celui du Japon après les explosions nucléaires d'Hiroshima et Nagasaki (6 et 9 août 1945). Mais le pays était déjà exsangue, isolé, attaqué de toute part

— les Soviétiques ayant envahi la Mandchourie en guerre. Le caractère terrifiant de la nouvelle arme permit surtout aux partisans de la reddition d'imposer leur volonté aux jusqu'au-boutistes.

L'économie devient un outil et un enjeu des conflits du XXe siècle. Elle ne modifie pourtant pas la nature profonde de la guerre ; c'est toujours le choc des combattants sur le terrain qui détermine son issue. Encore faut-il qu'ils disposent des meilleures armes possibles.

2. L'économie représente le nerf de la guerre

Les armes modernes coûtent cher ce qui établit un nouveau lien entre guerre et économie.

Pendant la guerre froide, les dépenses militaires ont pu représenter une part considérable du PIB : 13% aux États-Unis en 1953, avant une diminution régulière qui les amène à moins de 6% en 1980, puis 7% en 1985 à la suite du réarmement opéré par Ronald Reagan — il est vrai qu'entre-temps le PIB américain a plus que triplé en termes réels. Dans ces mêmes années 1980, l'effort soviétique est estimé à 15, voire 20% du PIB, celui des grands pays européens oscille entre 2 et 4%.

La fin de la guerre froide a permis de substantielles économies (on parle alors des « dividendes de la paix ») avant que les nouveaux défis des années 2000 provoque une remontée des dépenses. En 2005, elles représentent 4% du PIB américain, 1,8% de celui de l'Union européenne (et 2,5% pour la France), 0,9% pour le Japon, 2,7% pour la Russie et 1,6% en Chine.

Ces sommes considérables alimentent ce que le président Eisenhower avait qualifié de « complexe militaro-industriel », l'ensemble des administrations et des entreprises impliquées dans cet effort. Entre elles les liens sont économiques, par les commandes que les premières adressent aux secondes, et humains dans la mesure où certains chefs militaires finissent leur carrière dans le conseil d'administration de grands groupes de défense auxquels ils apportent leur compétence technique et leur carnet d'adresses. Le général Mac Arthur devient ainsi après sa retraite militaire président de la firme électronique Remington Rand, le général Alexander Haig quitte l'armée en 1979 pour entrer à United Technologies avant de devenir en 1981 secrétaire d'État, Robert McNamara fut président de Ford Automobile avant de servir comme secrétaire à la Défense de John Kennedy. La liste est longue qui démontre la cohésion de ce complexe militaro-industriel dès lors régulièrement suspecté : corruption, alarmisme destiné à provoquer la hausse des dépenses, surfacturation... Faut-il en conclure que les dépenses militaires sont un poids pour l'économie ? Elles soutiennent pourtant la croissance tandis que la recherche militaire, on l'a vu, peut avoir des retombées dans le secteur civil. Dans une logique keynésienne, toute dépense publique n'est-elle pas bonne à prendre ? Le Welfare State des Trente Glorieuses est aussi un Welfare State.

Avec le retour en force des idées libérales, les dépenses militaires, dépenses publiques presque comme les autres, ont été l'objet de nombreuses critiques. Trop élevées, elles ont creusé le déficit budgétaire et favorisé l'inflation dans la France des guerres de décolonisation ou pendant la guerre du Vietnam aux États-Unis.

Surtout leur effet d'entraînement sur l'économie ne serait pas si puissant que prévu.

— Argument classique des libéraux, les dépenses de l'État provoquent un simple effet d'éviction. Elles mobilisent des ressources financières et humaines qui auraient pu être utilisées ailleurs : ainsi les meilleurs chercheurs se consacrent à la découverte de nouvelles armes plutôt qu'à celle de nouveaux biens de consommation. Si la recherche militaire peut entraîner des innovations civiles, n'aurait-il pas été plus efficace de se concentrer dès le départ sur les secondes ? D'autant plus que les travaux de l'armée sont souvent entourés d'un secret qui nuit à leur diffusion.

— L'industrie de l'armement fournit des produits peu nombreux, mais extrêmement fiables, sans considération de coût — puisque l'État peut payer... Voilà qui s'apparente plus à la fabrication de prototypes qu'à l'industrie de masse moderne. Ainsi des groupes mastodontes se feraient grassement entretenir par l'État et perdraient tout souci de compétitivité.

— Le lien étroit entre administrations et entreprises conduit à des cas de corruption qui font scandale. Le cas le plus célèbre concerne la firme Lockheed qui acheta de nombreuses personnalités politiques dans les années 1960 et 1970 afin d'obtenir des contrats pour ses avions de chasse : au Japon, en Italie et au Pays-Bas, la révélation de ces manœuvres entraîna une grave crise entre 1974 et 1976.

Autrefois considéré comme le lieu d'excellence de la collaboration entre l'État et le capitalisme, le complexe militaro-industriel dévoilerait selon ses détracteurs tout le caractère nuisible de l'intervention gouvernementale.

Le plus riche est-il donc le plus fort ?

C'est ce que les analyses précédentes pourraient faire croire. Et ce que confirment les grands conflits du XXe siècle : la puissance économique des Etats-Unis explique largement la victoire de 1918 comme celle de 1945. Elle contribue à l'issue de la guerre froide : le président Reagan engage un vaste programme de réarmement dont la clef de voûte est constituée de l'IDS (Initiative de défense stratégique). Tout se passe comme si les Soviétiques, face à cette course aux armements qu'ils peinent à suivre, jetaient l'éponge. Les autres conflits conventionnels confirment la supériorité des économies les plus modernes : les victoires d'Israël contre les pays arabes, malgré le déséquilibre démographique, ne sont-ils pas ceux de la technologie hébreu sur des nations moins développées ?

Pourtant Israël s'enlise dans les territoires occupés et les États-Unis ont subi au Vietnam la première défaite de leur histoire. C'est qu'ils sont confrontés à d'autres formes de conflits que l'on peut qualifier selon les cas de guerres révolutionnaires, de guerres populaires ou de guerres de libération ; elles prennent la forme de la guérilla ou du terrorisme qualifiées de « guerre asymétriques » à cause du déséquilibre des forces entre les combattants et des moyens utilisés : la préparation des attentats du 9 novembre 2001 aurait coûté 10 millions de dollars à Al-Qaïda (chiffre évidemment difficile à vérifier) et 45 milliards aux États-Unis — sans parler des dépenses liées à la guerre en Iraq...

Ces nouvelles méthodes de combat, véritables guerres des pauvres, se multiplient au cours du XXe siècle. Les guerres de décolonisation en font partie comme la plupart des conflits périphériques de la guerre froide. La plupart du temps ils opposent un peuple du Sud à une grande puissance du Nord — les Afghans contre l'URSS, les Irlandais contre le Royaume-Uni, les Algériens contre la France. Il s'agit aussi de guerres civiles comme celles qui opposent communistes et nationalistes en Chine ou cristeros catholiques et révolutionnaires dans le Mexique des années 1920. Ces formes de conflit ont été théorisées par des généraux comme Giap en Indochine ou des hommes politiques comme Mao Zedong.

Ce qui rend la victoire difficile, c'est que ces guerres populaires constituent l'une des formes les plus achevées de la guerre totale : sans doute mobilisent-elles des moyens relativement modestes, mais la distinction entre civils et combattants y est particulièrement floue.

Par ailleurs, l'objectif de ces guerres ne vise pas le contrôle du territoire — les guérilleros n'ont pas les moyens de le contester à une armée puissante, excepté dans des zones difficiles et reculées. Le but est de contrôler les esprits.

— D'abord la population locale dont le soutien est indispensable aux combattants — Mao Zedong, l'un des principaux théoriciens de ces conflits, conseillait d'être « comme un poisson dans l'eau ».

— Ensuite l'opinion du pays ennemi : ne pouvant gagner par les armes, les guérilleros doivent convaincre qu'ils ne peuvent pas non plus être vaincus, sinon par extermination. La lassitude, voire l'indignation de l'opinion provoqueront alors une véritable reddition de l'adversaire.

Les riches ont plus à perdre que les pauvres à la prolongation de la guerre populaire, c'est pourquoi les seconds gagnent souvent. Pas toujours cependant. Il arrive que l'ennemi réussisse à obtenir suffisamment de soutiens locaux ; la guerre populaire tourne alors à la guerre civile dont l'issue est plus incertaine. Ainsi la guérilla communiste en Malaisie, menée par des membres de la communauté chinoise, fut éradiquée par l'armée anglaise soutenue par la majorité malaise et musulmane. En Algérie, la France sut mobiliser des populations nombreuses si bien que les soldats musulmans de l'armée française, désignés par le terme générique de « harkis », étaient beaucoup plus nombreux que les combattants du FLN. Malgré ce fait, la France renonça à une Algérie dont le contrôle et le développement exigeaient des sommes considérables.

D'une certaine façon, le succès des guerres populaires dépend lui aussi de l'économie ; les gagner suppose de lourdes dépenses sur le long terme ce qui finit par décourager les pays riches.

Et le plus fort est-il le plus riche ?

La guerre « accoucheuse de l'histoire ». Prêtée à Engels comme à Mussolini, la formule semble faire consensus. Leurs auteurs pensaient peut-être aux victoires de l'Angleterre sur Louis XIV et Napoléon ou à celle de Bismarck sur la France qui avaient conforté la domination de Londres, puis celle de Berlin sur le continent.

Le XXe siècle offre pourtant une série d'exemples rigoureusement contraires, du moins sur le plan économique. La France apparaît comme le grand vainqueur de la Première Guerre mondiale ; elle connaîtra dans les années 1930 une stagnation si profonde que Jean-Baptiste Duroselle l'assimile à une « décadence ». L'Allemagne et le Japon paraissent écrasés en 1945 ; ils s'engageront dès les années 1960 sur la voie d'un spectaculaire rattrapage qui font d'eux, dans les années 1980, le premier et le second exportateur de produits manufacturés. À l'inverse, même si elle est considérée comme un « super grand », l'URSS n'a pas su profiter de sa victoire pour concurrencer la puissance économique américaine ; elle entre en crise dès les années 1970 et s'effondre vingt ans plus tard.

C'est que les vaincus peuvent tirer profit de leur situation.

— Ces pays restent des enjeux importants pour les Super Grands qui cherchent à en faire des alliés et des partenaires. Ainsi les Etats-Unis ont forcé le Japon à se réformer et à se moderniser après 1945, ils lui ont accordé une aide matérielle, ils lui ont ouvert le riche marché nord-américain sans condition de réciprocité, ils lui ont fourni des technologies et l'ont protégé ; ils sont donc les principaux responsables de l'essor du Japon qui se retournera d'ailleurs contre eux dès les années 1970.

— Leur armée étant limitée, les vaincus de la Seconde Guerre mondiale ne financent pas la plus grande partie de leur défense et concentrent tous leurs moyens sur leur développement.

— Leurs ambitions sont elles aussi bridées ; chassées de l'ordre géopolitique, ces nations ne peuvent espérer prendre leur revanche que dans le domaine économique.

Tout se passe comme si les analyses de Luttwak sur la géoéconomie s'étaient d'abord réalisées au Japon et en Allemagne : l'affrontement militaire devenant impossible, il cède la place à la compétition économique. Et celui qui se focalise sur ce dernier objectif s'impose ; le plus faible devient le plus riche, une version cynique du « Les derniers seront les premiers ».

Il est pourtant une exception de taille à cette règle : les États-Unis d'Amérique. Les plus puissants et les plus riches en 1945, ils le sont toujours à l'aube du XXIe siècle. Et cette richesse, ils la doivent en grande partie à leur puissance.

— Premier argument : le secteur militaire soutient de nombreuses activités civiles, même si nous avons vu les limites de l'argument. Les exemples allemand et japonais conduisent à ne pas insister sur ce point.

— Plus pertinent le second argument : les interventions de l'armée et des services de renseignements américains soutiennent les intérêts nationaux.

Le fait est patent pendant la guerre froide d'autant plus qu'intérêts économiques et stratégies politiques sont étroitement liés. En Amérique latine, les services américains contribuent à déstabiliser et à faire chuter les régimes d'Arbenz au Guatemala (1954) et d'Allende au Chili (1973) ; ils soutiennent l'opération de la Baie des Cochons menée par les anticastristes cubains (1961). Ces trois hommes s'étaient attaqués à des sociétés nord-américaines (l'United Fruit au Guatemala, les compagnies sucrières à Cuba et les sociétés exploitant le cuivre au Chili) en même temps qu'ils avaient commencé de se rapprocher des pays communistes.

Une autre région du monde où la force militaire fut largement mise au service des intérêts économiques américains est le Proche-Orient.

Après la fin de la guerre froide, le gouvernement américain mobilise dans le même but ses agences de renseignement : la CIA se voit priée de se recentrer sur l'espionnage économique. Le réseau Échelon géré par la National Security Agency est lui aussi mobilisé, ainsi lors des négociations avec le Japon du printemps 1995. C'est aussi à l'action de ces services que l'on doit le succès de Boeing en Arabie Saoudite face à Airbus en 1995 (pour un contrat de 6 milliards de dollars) et celui de Raytheon opposé à Thomson au Brésil en 1998.

— Enfin la protection accordée se paye. Les dirigeants américains l'ont répété dans les années 1960, les « privilèges » du dollar n'étaient à leurs yeux que la contrepartie de l'effort accompli par Washington pour la défense commune. De leurs alliés, ils attendaient qu'ils soutiennent inconditionnellement leur monnaie, comme l'a fait effectivement l'Allemagne.

Plus généralement la puissance militaire donne des moyens de pression sur tous, alliés, rivaux ou adversaires, et peut être mise au service de tous objectifs, politiques ou économiques.

A suivre...