« Quand j’étais gamin, petit Parisien élevé au gaz d’éclairage et au temps des restrictions, mon père m’avait envoyé prendre l’air à la campagne, aux soins d’un vieux couple. Lui était jardinier, il bricolait çà et là, entre les plants de carottes et les rangs de bégonias. Le bonhomme était doux et tendre, même avec ses ennemies les limaces. Devant sa femme, jamais il n’ouvrait la bouche, à croire qu’elle lui avait coupé la langue et peut-être autre chose. Il n’avait même pas droit aux copains c’est-à-dire au bistrot. J’étais son confident, le seul, je crois, qui eut jamais ouvert le cœur à sa chanson. Il me racontait le temps lointain quand il avait été un homme. Cela avait duré quatre années terribles et prodigieuses, de 1914 à 1918. Il était peut-être un peu simple d’esprit mais son œil était affûté et son bras ne tremblait pas. Un officier avait repéré les aptitudes du bougre et fait de lui un tireur d’élite, un privilégié. Armé de son Lebel, li cartonnait ceux d’en face avec ardeur et précision, sans haine ni remords. Libre de sa cible et de son temps, exempté de la plupart des corvées, il était devenu un personnage ; Il tirait les porteurs d’épaulettes et de galons en feldgrau. Il me cita des chiffres incroyables qui avaient sans doute gonflé dans sa petite tête radoteuse en trente ans de remachouillis solitaires.
Avec lui j’ai découvert cette vérité énorme que la vie d’un homme, ce ne sont pas les années misérables qui se traînent du berceau à la tombe, mais quelques rares éclairs fulgurants ; Les seuls qui méritent le nom de vie. Ceux que l’on doit à la guerre, l’amour, l’aventure, l’extase mystique ou la création. A lui, la guerre, généreusement, avait accordé quatre ans de vie ; Privilège exorbitant au regard de tous les bipèdes mis au tombeau sans jamais avoir vécu. »
« Mes choix profonds n’étaient pas d’ordre intellectuel mais esthétiques. L’important pour moi n’était pas la forme de l’Etat –une apparence- mais le type d’homme dominant dans la société. Je préférais une république ou l’on cultivait le souvenir de Sparte à une monarchie vautrée dans le culte de l’argent. Il y avait dans ces simplifications un grand fond de vérité. Je crois toujours aujourd’hui que ce n’est pas la Loi qui est garante de l’homme mais la qualité de l’homme qui garantit la Loi. »
« J’ai rompu avec l’agitation du monde par nécessité intérieure, par besoin de préserver ma liberté, par crainte d’altérer ce que je possédais en propre. Mais il existe plus de traverse qu’on ne l’imagine entre l’action et ma contemplation. Tout homme qui entreprend de se donner une forme intérieure suivant sa propre norme est un créateur de monde, un veilleur solitaire posté aux frontières de l’espérance et du temps. »
Dominique Venner, Le cœur rebelle. 1994.