Gainsbourg
et le Suisse est une sorte d'ovni. Un récit singulier.
Difficile, pour en donner une idée, de convoquer des modèles.
Tout au plus pourrait-on, si on voulait
trouver des parrains à Jean-Yves Dubath, évoquer
peut-être Charles-Albert Cingria pour la liberté de ton,
ce goût du vagabondage, en tout cas dans le texte, et cette
certitude qu'en littérature le sujet n'est qu'un prétexte.
Ou encore Boileau, celui du Lutrin,
ce poème qui raconte d'une manière héroï-comique
une dispute arrivée entre un trésorier et un chantre du
chapitre. Un sujet insignifiant mais l'écriture en fait une
épopée.
Et en effet, si son texte est moins
parodique que celui de Boileau, il y a de l'épopée dans
Gainsbourg et le Suisse. Non pas dans le sujet. Il ne s'y
passe à peu près rien.
Le Suisse (qui est Pierre-Yves Dubath
lui-même dans une incarnation précédente),
expédié en 1987 comme chroniqueur au festival de cinéma
de Valence, y rencontre Serge Gainsbourg venu présenter ses
films et obsédé par l'idée d'être reconnu
comme un grand réalisateur.
Gainsbourg s'éprend du Suisse,
qui devient un des membres de sa garde prétorienne. Puis on
déambule, on marche dans les ruelles, on boit dans les bars,
on signe des autographes aux poulettes, on évite les
admirateurs mâles, et Gainsbourg se fait arrêter par la
police.
Mais ce fait marquant autour duquel
tourne tout le récit est lui-même un trompe-l'oeil.
Normal: on est dans le cinéma.
Presque rien, donc. Des digressions,
des détours, des faits minuscules, mais que l'aura de
Gainsbourg transforme en contes et légendes, et qui sont
transcendés par une écriture qui cultive les
digressions, les détours, une écriture sensible,
malicieuse, travaillée, drôle, solide, riche et
singulière.
Car c'est ça qui est la vraie
aventure du livre. L'aventure d'une écriture.
Allez, un exemple. La fin:
« ... il faut bien dire et
redire et redire encore ce qui se passa dans la rue piétonne.
« Ce constat seul est vrai.
« C'est lui qui attire, qui
se laisse admirer, dessine, fonde, érige. C'est par lui que
l'on saisit la gravité accompagnant chacune des heures que
Dieu fait, et comment, on ne le sait guère, mais tout avance,
en une tourbe, et si bien, tout va, et les lois sont si rudes. »
(p.196)