A la prison de Tucheng à Taipei, le détenu 2630 s'alimente à nouveau. Mercredi 26 novembre, après deux semaines de grève de la faim, il a mangé un peu de bouillie de riz. Un journal avait publié un poème qu'il venait d'écrire, dans lequel il se déclarait prêt à mourir pour l'indépendance de son pays, et ça lui a rendu le goût de vivre. Incarcéré au secret depuis le 12 novembre, ce détenu pas tout à fait comme les autres s'affirme victime d'une machination. Chen Shui-bian était, jusqu'au mois de mars, le président de la République de Taïwan et se retrouve à l'ombre, accusé de corruption et de blanchiment d'argent. Sa femme a été mise en examen. Signe que ces accusations ne relèvent pas seulement de la "persécution politique", son fils vient d'accepter de rapatrier de différents comptes bancaires suisses aux îles Cayman la somme de 21 millions de dollars US, sur laquelle porte le contentieux. Ce n'est pas tous les jours qu'un ex-chef d'Etat est emprisonné pour soupçons de corruption. Mais en Asie, l'affaire étonne assez peu. Sans cesse dénoncée, largement pratiquée - en dehors de trois pays vertueux, Singapour, Hongkong et le Japon -, la corruption donne encore ici au concept de "bonne gouvernance" des allures de nirvana digne d'un autre monde. Aux Philippines, la présidente Gloria Macapagal-Arroyo, dont le mari est constamment cité dans une affaire de pots-de-vin liée à un énorme contrat avec une société de télécommunications chinoise, a déjà survécu à trois procédures de destitution.
En Thaïlande, l'ex-premier ministre et milliardaire Thaksin Shinawatra, déposé en 2006 par un coup d'Etat militaire, fait fi des accusations de corruption et continue de revendiquer le pouvoir. Thaksin a choisi l'exil pour échapper aux procès et condamnations, mais le gouvernement britannique a récemment révoqué son visa ; il est maintenant à Hongkong, où il vient de divorcer de la femme à laquelle il est marié depuis 32 ans, également condamnée dans une affaire de corruption. Il s'agit en fait d'un "divorce d'affaires", si l'on en croit la presse thaïlandaise, et les enfants "ne sont pas tristes du tout". En dépit - ou à cause - de ce pedigree un peu lourd, Thaksin reste au coeur de la crise qui se joue en ce moment à Bangkok. Dans la famille des anciens dirigeants actifs, on trouve aussi Mahathir Mohamad, le père du miracle économique malaisien. Aujourd'hui en guerre ouverte contre son successeur, Mahathir dénonce la pratique "répandue" de l'achat de voix et de faveurs au sein du parti dirigeant et menace de livrer des noms. Trop, c'est trop. Oui, reconnaît-il, c'est arrivé sous son règne aussi... "Mais jamais au point de susciter jusqu'à 900 plaintes au conseil de discipline du parti." "La honte associée à la corruption a disparu", déplorait il y a quelques mois à propos des Philippines l'économiste en chef de la Banque asiatique de développement, Ifzal Ali. Corrompus et fiers de l'être, en quelque sorte. Vraiment ? En réalité, le vent a tourné. Un rapport de la Banque mondiale observait en 2007 que, sous la pression des organisations de la société civile, des "programmes musclés de lutte contre la corruption" avaient été lancés dans plusieurs pays d'Asie. L'organisation Transparency International, qui dresse chaque année un classement par pays (n°1 : Danemark, n°178 : Myanmar (Birmanie)), a salué en 2008 les progrès de la Corée du Sud, les efforts de la Chine et ceux de l'Indonésie. En Chine justement, un grand pas vient d'être franchi par la Cour suprême, qui a étendu aux enseignants et aux médecins la loi sur la corruption commerciale. Qui sait ? Les journalistes eux-mêmes, habitués à recevoir, entre autres faveurs, de petites enveloppes contenant de l'argent en liquide lors des conférences de presse, vont peut-être se sentir concernés aussi ? Un photographe chinois parti faire un reportage sur un accident dans une mine de charbon a raconté, fin septembre sur un blog, comment son plus gros choc, en arrivant, ne fut pas le spectacle de l'accident mais celui de la file de journalistes faisant la queue pour recevoir leur pot-de-vin. Il a pris la photo et l'a mise sur son blog. Une enquête a été ouverte, 14 organes de presse ont été sanctionnés.
Mais c'est en Indonésie, 126e dans le classement de Transparency International, que l'offensive la plus spectaculaire contre la corruption est en cours. Sous l'impulsion d'un énergique procureur, la Commission pour l'éradication de la corruption (KPK) ratisse de plus en plus large, le plus souvent sur la base d'informations fournies par les citoyens. Gouverneurs, maires, ambassadeurs se retrouvent sur la sellette. Le plus gros exploit de la KPK est pour l'instant la condamnation de celui qui fut, jusqu'au mois de mai, le gouverneur de la banque centrale d'Indonésie à cinq ans de prison, pour pots-de-vin versés à des députés lors de la discussion d'une loi sur la banque centrale. Quatre de ses adjoints ont été arrêtés le 27 novembre. Parmi eux, le père du gendre du président de la République indonésienne, Susilo Bambang Yudhoyono. Ça n'a pas fait plaisir à "SBY ". Mais élu en 2004 en ayant promis de lutter contre la corruption, et candidat de nouveau en 2009, il s'est incliné. Post-scriptum. Yim Pek Ha, mère de famille malaisienne de 40 ans, trouvait que son employée de maison, Nirmala Bonat, une immigrée indonésienne de 19 ans, repassait vraiment trop mal. Alors elle lui a collé le fer à repasser sur la poitrine. Une autre fois, elle l'a ébouillantée avec de l'eau chaude. Le 27 novembre, un tribunal de Kuala Lumpur a condamné l'employeuse à dix-huit ans de prison. Une peine de cette sévérité est inédite dans un pays où les mauvais traitements contre les employées de maison sont courants. www.lemonde.fr - Texte de Sylvie KAUFFMANN
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