Portrait of a Lady

Publié le 05 décembre 2008 par Marc Lenot

Une lady est-elle différente d’une dame du monde ? Y a-t-il une particularité du portrait américain ? Ou, plus précisément, les portraits féminins, peintures et photographies, faits par des artistes américains en France entre 1870 et 1915, sont-ils suffisamment spécifiques pour justifier une exposition qui ne soit pas purement anecdotique ? Comme la technique ne peut pas vraiment être discriminante, en quoi le regard sur les femmes que portent ces artistes, nés américains, venus en Europe pour quelques années ou pour le restant de leur vie, est-il différent de celui de leurs camarades français ? (à la Galerie du Musée des Beaux-arts de Bordeaux, jusqu’au 5 janvier, après Giverny au printemps dernier)

C’est une exposition avec de beaux tableaux (et de moins intéressantes photos), mais qui peine un peu à répondre à cette question de la spécificité. D’abord, certains des modèles sont françaises. Ainsi, je peux certes admirer le portrait de Jeanne de Kergolay (ou, plutôt, je crois, Kergorlay), vicomtesse de Poilloüe de Saint-Périer , aristocrate française peinte par Sargent, trouver remarquable le contraste entre le rendu réaliste de son visage volontaire et la douceur statuaire, marbrée de son corps gracieux moulé dans une robe d’un rouge voluptueux, je peux être sensible à l’éclat irradiant de la rose dans ses cheveux, je peux noter au fond à gauche cette touche de couleur rougeâtre comme une étoile filante, je peux affirmer que Sargent est un grand peintre, mais que puis-je dire de pertinent sur son américanité, sur la différence entre son regard et celui d’un de ses contemporains français (et ce sans insister sur le fait que Sargent a plus vécu en Europe qu’aux Etats-Unis). Quel discours tenir face à ce tableau ? En quoi est-ce ‘the portrait of a lady’ ?

Peut-être peut-on voir ici et là chez les Américaines plus d’audace, plus d’affirmation, moins de féminité historique. Madame Gautreau à la bretelle défaite n’est pas là, excepté dans un petit dessin, mais la force de ses traits s’efface devant le ridicule de sa réaction au tableau de Sargent. La femme américaine est-elle alors plus libre, plus indépendante ?  Peut-être est-ce en effet ce qui ressort de certains de ces portraits. Peut-être Edith Perry, la jeune femme au Chapeau vert, peinte par sa mère la brahmane bostonienne Lilla Cabot Perry, incarne-t-elle en effet une modernité plus dure que ne le laisserait croire la fausse douceur des traits de son visage : ce chapeau triangulaire immense qui semble tirer son visage vers l’arrière, est fait d’une matière noire fluide, volumétrique, envahissante, ébouriffée comme son étole de fourrure, noire aussi, et, sur ce noir, la décoration verte et dorée est comme un bijou, comme une émeraude qui rééquilibre la composition, qui contrebalance la courbe des joues et du menton et semble ainsi permettre à cette jeune femme de s’affirmer, la posant devant nos yeux. Dix ans plus tard, Edith Perry sombrera dans la folie.

Un des motifs récurrents de ces portraits de dames semble être aussi leur représentation de dos, ou de trois-quarts arrière, comme si elles s’éloignaient, se refusaient (par exemple ici et là). Mais je ne sais si c’est plus fréquent chez les Américains que chez les Français (ou les Danois), plus caractéristique, si on peut en tirer une quelconque leçon.

Voici Madame Hassam et sa soeur, de Frederick Childe Hassam : là aussi les femmes se détournent, se dérobent, mais surtout on ressent dans la femme au premier plan une tension, une énergie qui part de  sa nuque, se diffuse par les touches blanches de la peinture de sa robe et se répand jusque dans ses pieds noirs émergeant de la blancheur. Au second plan, la pianiste se reflète dans la marqueterie de son instrument, elle se dédouble et c’est son image qui nous regarde, qui nous confronte.

Au milieu des portraits mondains, de représentation qui parsèment l’exposition, cet étrange portrait de Clara J. Mather par Thomas Eakins est au contraire une des tentatives les plus accomplies d’un portrait psychologique. Là où beaucoup des autres peintres nous présentent des bourgeoises à la position sociale bien définie (même si les accessoires-marqueurs restent discrets) et jouant à la perfection leur rôle de ladies, Eakins ne se préoccupe pas des qualités de son modèle, de son rang social, de son paraître. Cette femme simplement habillée qui émerge de l’obscurité dans une lumière qui sculpte son visage et son buste pourrait tout aussi bien être un tableau d’histoire, une figure biblique ou une trogne. La tête inclinée, l’immensité des yeux, le regard en biais, la sécheresse du cou, tout concourt à donner une impression d’intensité, de tension, d’état limite aussi peut-être, tout concourt à faire un portrait psychologique asocial, atemporel. Eakins fut aussi photographe (mais la section photographie - pictorialiste et symboliste- de cette exposition est trop sommaire et assez décevante dans l’ensemble); il fut démis de son professorat car il osa montrer un modèle masculin entièrement nu à ses étudiantes. Clara Mather n’était pas une grande bourgeoise, mais une de ses étudiantes : on la voit ici très mal à l’aise alors qu’Eakins la dénude légèrement pour la photographier: on s’éloigne du portrait de la lady.