Poezibao publie en trois fois cet article d’Anne Malaprade sur le poète Pierre Rottenberg. A l’issue de la troisième parution, le fichier pdf de l’ensemble de l’article sera mis à disposition des lecteurs.
Le site a publié aujourd'hui une note bio-bibliographique et un extrait de l’œuvre de Pierre Rottenberg.
Pierre Rottenberg : texte-scénique (2)
Le Manuscrit de
67 : péri, para, pré-texte ?
Au vingtième siècle, le carnet est devenu un objet
central dont les poètes ont intégré certaines pages dans leurs livres. Francis
Ponge ou André du Bouchet, pour ne citer qu’eux, n’ont eu de cesse d’évoquer
dans leurs écrits cet humble support qui fournit la matière première de leurs
poèmes. Dans les textes de Rottenberg également, les allusions à cet outil de
travail sont très nombreuses. Le
Manuscrit de 67 s’ouvre d’ailleurs sur la mention de son existence, à
l’origine, sans doute, de toute la suite du texte. Associé à la note et à la
notation, il apparaît comme un trésor, une sorte de concentré verbal dans
lequel trouvent à se résoudre toutes les aspirations contraires :
« Dans le carnet (pages gelées et penchées sur l’épaisseur dans laquelle
se tient le feu) — ensemble de notes ; elles ne sont rien :
elles visent déjà (dès leur inscription) la rature qui les atteindra ;
elles s’ajoutent au trait de plume afin de réduire la distance avec le sommet
qui les touchera en les imprégnant d’une encre qui, tout au contraire de les
porter (de leur donner une sorte de surface numérique — surface de désir
et de feu), leur donnera, en somme, la force de sombrer, de disparaître »[1]. Le carnet
est le réceptacle d’une expérimentation alchimique qui détruit les signes au
terme d’un suicide verbal. Le livre à venir semble être la dépouille (le
manuscrit ?) de ce sacrifice originel qui n’hésite pas à convoquer les
éléments les plus antithétiques (gel/feu, porter/sombrer, disparaître,
ensemble/rien) pour magnifier son déroulement. La suite du texte cite des
fragments du carnet repris et glosés dans des développements qui, loin
d’éclaircir leur charge sémantique, la densifient jusqu’à l’implosion. La
compacité de la note ou de la notation se démultiplie au contact d’une écriture
qui, dans le présent de son déroulement, affronte toutes les virtualités
contenues dans des phrases non verbales qui ‘posent’ un décor que ce Manuscrit peuple d’accessoires mentaux
qui échouent à le faire revivre, et ce malgré une rigueur qui frôle le paradoxe
: « ‘Le palais au crépuscule, entouré de larges fossés, d’un immense
parc, le palais forme une cité dans la cité, une cité où l’on ne pénètre
pas’ — bien entendu la méthode veut que la citation soit
faite — et qu’elle le soit pour mémoire — mémoire de ce qui
a été oublié — non que cela ait été oublié — mais tenu dans
l’exercice d’un oubli aboutissant à la ‘lacune
mathématique’ — laquelle ne permet plus ‘l’oubli’ »[2].
À l’origine du désir d’écrire, une crise dont la violence fait voler en éclats
le concept même de livre : de ce dernier ne restent que des lambeaux, de
la crise ne subsistent que des notes que la « fureur de
l’écrivain » — l’expression ouvre l’article intitulé
« Dialogue, fatigue et désœuvrement » — préserve tout en leur
réservant un traitement critique. L’écriture est toujours réécriture, et ce
même au sein de l’objet intitulé Manuscrit :
le texte est une copie rédigée à la main, manu scriptus. Il est indissociable
d’un corps pris dans la tourmente de ses affects et de ses pulsions :
« Ici, il faudrait signaler l’emplacement de la crise, tension des
contraires qu’il s’agit de ramener au plus bas. La crise se déploie à l’intérieur
d’une anthologie prise pour matériau vivant. Réécrire, qu’est-ce alors sinon
établir le jeu d’un dialogue tellement obscur à force de clarté et tellement
clair à force d’obscurité »[3]. La forme
qui parviendrait à recueillir des traces de cette catastrophe mentale et
physique est à inventer : en attendant, le Manuscrit, par sa fidélité à la main et au geste, à un corps donc,
assagi le temps de la copie, se propose comme tombeau, au sens mallarméen du
terme, d’un texte qui se conçoit comme, lui-même, le préfixe majeur d’un écrit
avenir à venir. Écrire au plus près de l’expérience, à proximité temporelle et
spatiale d’une expérience déroutant l’expression et le symbolisable, dépiéçant
le dicible et l’objectivable : telle semble être la gageure de l’écrivain
qui ne renonce pas, malgré « l’orage, le sang »[4],
ces cataclysmes naturels et intimes qui transpercent le sujet et le laissent,
exsangue, au bord du livre : de ce côté-ci, celui du manuscrit, de
l’article, de l’entretien, fidèles au désenchantement constitutif de la
conscience moderne. La prose est envisagée alors comme surface d’abstraction
qui capte, sans les rabattre, les rattages et les failles : elle les
réanime et en fait le substrat d’une narration peuplée d’un acteur fantôme et
d’un décor dévasté, témoins, tous deux, de ce qu’une pensée sans écriture
pourrait accoucher de monstres silencieux. Prose incertaine ou prose
d’incertitude, elle est History of violence, comme le dit si justement le
film de Cronenberg : ce discours, qui semble aller en droite ligne, comme
le suggère son étymologie, ne doit son unité qu’à celle de la page, qui donne
moins à voir qu’à imaginer, moins à lire qu’à deviner les étapes d’une
chronologie hasardeuse prise au piège d’un paysage qui révèle la crise tout en
la subtilisant.
Jouer en partage le livre, sur un
coup de dés
Écrire : jeu de hasard, jeu
d’adresse ? Dès Le Livre partagé, ouvrage inaugural et cependant terminal publié en
1966, Pierre Rottenberg déconstruit le concept de livre puisqu’il en fait une
totalité à partager entre tous (scripteurs, lecteurs, acteurs et fantômes)
ainsi qu’un bien divisé, démembré, morcelé : le produit, essentiellement
fragmentaire, du hasard d’écrire et de la nécessité de se (re)trouver, la
participation de l’intime à l’universel ; l’étoilement écartelé d’une
langue vis-à-vis de laquelle le sujet s’incline sans pour autant renoncer à
retranscrire ce qui vient défier la conscience. Ce sujet borderline est constamment en
position d’équilibre : il est une
position d’équilibre en vis-à-vis du
hasard et de la loi, de l’aliénation et de la liberté, de la maladie et de son
dépassement. L’écriture du texte se joue sur un pari constamment renouvelé,
celui de déconstruire l’origine du destin entendue comme un ordre morbide
menaçant celui qui se sent, heureusement, traversé par la langue : cette
dernière, qui ne doit pas être confondue avec le code, déporte, au sens positif du terme, celui qui accepte de se plier à
sa logique signifiante. L’écrivain a admis une fois pour toutes qu’il était
soumis au langage, et il se laisse, à l’intérieur d’un cadre (titre, projet ou
page, article ou livre, lettre ou entretien), envahir par ses élans parfois
convulsifs. Admis, également, qu’il pouvait être, momentanément, déserté par le
langage, ce courant dans la dérive duquel les accidents risqués peuvent se
dissoudre en l’invention d’un désir assez puissant pour bâtir une demeure, une
mémoire et un asile : soit dit le texte, et peu importe son format. La
forme vient à l’attente, le mot s’accroche à et s’approche de l’indicible, le
trou se renverse en une effervescence d’images et de sons mêlés. Le texte
intitulé « Ces pages que vous trouverez quand vous serez de retour »
témoigne que de l’impossible on peut partir, et prendre en charge la somme des
signes qu’il charrie. Il relate une expérience limite, de celle que, déjà,
certains poètes baroques avaient approchée en manifestant la puissance du songe
jusque dans l’état de veille. Ici, le sommeil noie la conscience de l’être tout
en aiguisant sa conscience. Il n’est aucunement repos à venir, mais rencontre
présentement effrayée avec ce que la mort accepte de laisser percevoir
d’elle-même : « Voici comment je conçois que nous mourrions :
bientôt la pluie, la boue — mais déjà la pluie, la boue. Comme l’air
paraît respirable. Dormir n’est le privilège de personne. Il y a encore
quelques instants ma disparition était assurée — tandis que
maintenant j’écris — et pour qui vraiment ? Suite émotive, l’émotion
venant de plus loin que le sommeil, quand, dans de tels débuts, ç’auraient été
les premiers contacts avec les brumes, les chemins »[5].
Rendant hommage aux victimes des guerres colonialistes, Rottenberg prononce un
éloge funèbre qui mêle la vision de sa mort future à toutes celles déjà
effectives et dont sa langue se doit de conserver l’image et l’odeur atroces, à
tout jamais dignes, qu’aucune bonne conscience chrétienne ne pourra violer ou
même récupérer : « Solidarité. La chair contre la chair. Nous
repartons d’une situation où la boue de leurs fleuves comme la boue des nôtres
nous fait tendre des mains boueuses »[6].
Même en temps de guerre, les langues des pays ennemis parviennent, elles, à se
rencontrer en approchant la mort jusque dans les mots, et, réciproquement, à
s’offrir la possibilité partagée d’une autre rencontre que celles qui ne
travaillent, comme c’est le cas dans la France de la fin des années soixante,
qu’au désastre des civilisations.
« Une lecture d’Igitur », paru dans Tel Quel n° 37, s’ouvre justement
sur une déclaration de foi en la langue écrite : seul l’écrit compte, lui
qui permet conjointement « la recherche du contraire de l’incertitude » et la compréhension
de l’enjeu du « doute ». L’article, qui analyse Igitur ou la folie d’Elbehnon — ce conte pour adultes consentants
dont le titre, dans sa deuxième partie, est si souvent refoulé — renvoie,
en miroir, une image condensée de l’art poétique de Rottenberg, dont l’écriture
poursuit, en prose, la tentative mallarméenne, même si (quand ?) cette
dernière a échoué et s’est volatilisée dans les mirages du Néant. Les
catégories d’espace et de temps sont, chez les deux écrivains, soumises à des
déplacements et des collages qui concentrent de manière fugitive des
expériences à la fois régressives et propulsives. Expériences relatées dans des
propositions « matérialistes » assemblées en sorte qu’elles
fonctionnent comme des systèmes clos et suffisants qui peuvent se déplier en
ensembles dialectiquement agencés. Et ce vocabulaire n’est pas simplement la
manifestation d’un tic épistémologique qui s’expliquerait par le contexte
historique au sein duquel Rottenberg propose sa lecture, à savoir les années
soixante et soixante-dix, gagnées, en France, par la passion théorique et
marxiste. Le texte de Mallarmé, comme celui de Rottenberg, participe de la
« construction », du « montage » et de
l’« appareil »[7] : ils
se présentent comme des systèmes intégrant une souplesse signifiante, le futur
d’un sens entendu comme horizon d’attente. La phrase contrôle les signes sans
pour autant les immobiliser. La syntaxe mallarméenne a connu une crise, et en
garde les stigmates : bouleversée, ébranlée, elle n’en demeure pas moins
une référence, un point d’appui, le lieu, en quelque sorte, d’une réunion
possible du son et des sens, des sons et du sens. De même, la proposition, chez
Rottenberg, commande ou, tout ou moins, contrôle une crise, c’est-à-dire une
douleur non thématisable, une série d’éprouvés innommables que l’écrit, malgré
tout, prend en charge, dans un souci de distanciation libérateur. Et lorsque
Rottenberg condamne, dans son article, les lectures bourgeoises et idéalistes
qui sont faites de Mallarmé, il rejette en fait certaines interprétations qui
écrasent, littéralement, l’œuvre au moyen d’un diagnostic autoritaire ne
souffrant pas la nuance, et encore moins la contradiction. Au contraire, seule
une « passion textuelle »[8]sera à même
de faire entendre les échos infinis que recèle un texte aussi étranger à une
lisibilité classique : ce constat vaut aussi bien pour Mallarmé que pour
Rottenberg, tous deux exigeant, de leur lecteur, un regard critique lui-même
prolongé par une écriture douée d’une force propulsive. Aller en avant,
(re)bondir sur la phrase, lieu d’une épreuve et d’une provocation toujours à
rejouer.
À l’intérieur, le livre, ou : le livre (,)
intérieur
Dans un article inédit publié de manière posthume
par la revue La Lettre Horlieu-(x),
Pierre Rottenberg met en place, dès 1965, une distinction fondamentale entre le
livre et l’essai. L’essai est conçu comme une transfiguration du livre, un
support tout autant qu’une scène permettant à la pensée de se penser : il
est le lieu d’une objectivation possible de ce qui se pense par qui pense.
Forme assez mobile pour accueillir une tentative critique qui soit digne de ce
nom, humble, il n’en est pas moins garant d’une intransigeance conceptuelle qui
entend démasquer l’idéologie capitaliste qui hante la société occidentale
contemporaine jusqu’à dévoyer l’entreprise littéraire. L’écrivain demande ainsi
à l’essai de faire de la lecture une activité critique, au sens où cette
dernière doit s’affranchir d’un certain nombre de présupposés idéologiques qui,
dans les années soixante, paralysent la lecture sur le versant du sens,
désormais réduite à une activité de décodage astreinte à la traduction d’un
message univoque et rassurant. Lire, c’est aussi bien, pour Pierre Rottenberg,
déchiffrer un texte comme on prend contact avec une partition musicale (le
murmurer, le mettre en bouche, se l’approprier avec son corps) que le recevoir
comme icône, sa dimension plastique s’affichant comme une donnée incontournable.
S’il est nécessaire de connaître le code, il faut surtout, dans un deuxième
temps, se laisser aller à vivre et respirer dans la proximité haletante d’une
langue qui propose un voyage dans la signifiance. Le texte à lire, le texte lu
sont des miroirs à traverser, quitte à s’y égarer : l’essai tente,
justement, de rendre compte de cette épreuve initiatique qui soumet le sujet à
une dérive certes cadrée mais cependant jamais contrôlée. Après le livre, donc,
l’essai, « dernière préoccupation de l’écrivain »[9] :
sans doute faut-il entendre dans cet adjectif « dernière » l’urgence
d’une tache à la fois extrême et plus que jamais contemporaine. Essai, car la
pensée est une fiction quadrillée par l’analyse, une expérimentation qui met au
défi l’objet appréhendé de se couler dans une langue qui n’en soit pas un
avatar mineur. C’est pourquoi l’essai se révèle finalement une tentative
d’absolu qui reconnaît, dans le même temps, qu’on ne peut être plus habile que
le langage, maître incontesté d’une conscience toute en mots. Dans l’essai la
pensée se pe/anse, se blesse et se soigne dans un même élan, et elle s’éprouve
dans la friction d’un langage lui-même ouvert à l’incertitude et au possible.
Elle fait effraction ; à l’écrivain d’être au plus près de ce que cette
rencontre provoque de tumultes conceptuels et de déductions intempestives.
Entrer dans les choses, avec la force, de force, en force ; trouver une
langue adéquate, juste mesure de ce que ce forçage abîme dans l’exposition de
cette aventure. « Rejoindre sa pensée et joindre les éléments de sa pensée
n’existe qu’à travers la réalité violente, constamment reportée, du
Dialogue »[10]. L’essai
est l’effort d’une pensée s’épuisant à épouser la fracture et à fonder, en
toute conscience, en toute honnêteté, la schize constitutive de l’être humain
dans son rapport à l’autre et au monde. C’est bien entendu ce à quoi aspire par
exemple Michel Foucault dans son Raymond
Roussel auquel Pierre Rottenberg rend hommage dans le même article. Tout au
contraire, les pages soi-disant littéraires d’une certaine presse (Le Figaro, Elle, Arts) conçoivent
l’écriture comme une activité réparatrice, qui étouffe le signe sous
l’obligation du sens. Point de salut hors le signifié, qui thématise l’ensemble
de la langue et fait du texte le lieu d’un aveu, d’une révélation oubliant
l’écart infranchissable entre le réel et la réalité. Dans ce type de lecture et
de réception, la liberté du lecteur est, tout simplement, achetée. Lire
consiste à consommer du sens, et donc à en éteindre, progressivement, la
puissance subversive qui tient justement à son caractère foncièrement
irrésolu : « Incontestablement, le signifié capitaliste retient le
mouvement d’une écriture, qui est toujours recherche, dépôt de sens mais aussi
récupération perpétuelle de ce sens. Le signifié capitalisme parle toujours déjà de ce dont il va parler »[11].
Évidences, tautologies, clichés, messages, moralités : écriture et lecture
sont confinées à des énoncés vides, devenus muets à force de traquer les
moindres dérives signifiantes pour mieux se concentrer sur un prétendu réalisme
qui n’est que trahison face à la déraison du monde et de celui qui s’y
aventure.
La chance et le miracle de la prose telle que l’entend Pierre Rottenberg refuse
ces compromis asphyxiants et monosémiques. La prose
intérieure — comme on parle de « vie intérieure » —
quand elle rencontre, à défaut du livre ou après le livre, l’essai, est une
fête de l’esprit qui peut enfin donner libre cours à sa passion du réel et à
l’expression d’un désir toujours plus impromptu.
Contribution d’Anne Malaprade
[1]. Ibid., p. 9.
[2]. Ibid., p. 37.
[3]« Dialogue, fatigue et désœuvrement », in, p. 63-64.
[4]. Ibid.,
p. 64.
[5]. « Ces pages que vous trouverez quand vous
serez de retour », in Tel Quel,
n° 33, p. 71.
[6]. Ibid.,
p. 76.
[7]. « Une lecture d’Igitur », in Tel Quel,
n°37, p. 78.
[8]. Ibid.,
p. 93.
[9]. « L’Essai, dernière préoccupation de
l’écrivain », in La Lettre Horlieu
(x), n° 6, deuxième trimestre 1997, p. 5.
[10]. Ibid., p. 5.
[11]. Ibid.,
p. 10-11.