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Keynes était un libéral

Publié le 05 décembre 2008 par Argoul

skandar-keynes-ado.1228467338.jpgQuand j’ai demandé au Gamin s’il en avait entendu parler, pas de problème : « Tout le monde connaît Keynes.  – Et qui est Keynes ? – Ben, Skandar Keynes , le héros des ‘Chroniques de Narnia’ ! » Évidemment, Walt Disney a fait plus pour la culture que les profs batteurs de pavés, j’aurais dû m’en douter. Qu’il soit donc clair que je ne parle pas ici de Skandar Keynes, tendre acteur anglo-libanais devenu célèbre à 12 ans, mais de son très arrière oncle : John Maynard Keynes, économiste anglais (1883-1946). La tête reste, pas le teint ; la réflexion d’économiste, pas le minois bogoss.

John Maynard Keynes est aujourd’hui récupéré par les socialistes qui voient en lui le chantre de l’État-providence, le théoricien de l’intervention jacobine, précurseur de l’étatisme selon leurs vœux. Keynes fut extrêmement actif en tant que conseiller des pouvoirs publics — le rêve secret de bien des intellos à la française – mais il n’a jamais été un « vrai » économiste. Haut fonctionnaire brillant, spéculateur qui a gagné en bourse sa propre fortune, cuisinier réputé, directeur de théâtre et membre du groupe intellectuel de Bloomsbury, Keynes n’a rien du dépendant d’État qui théorise sa servitude. Keynes était un vrai libéral, directeur de journaux libéraux. Il a même écrit tout un livre en 1925 intitulé « Suis-je un libéral ? » (où il conclut par « oui »). Keynes, devenu baron, siège dans le Parti Libéral à la Chambre des Lords ; libéral engagé au sens politique.

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Durant les années 1920 et 30, l’apparition de l’URSS en alternative aux démocraties parlementaires et la survenue de la crise de 1929, ont bouleversé la pensée. Keynes est cependant demeuré libéral en économie et en politique. Il est contre le socialisme d’État à la Jeremy Bentham, il lui préfère l’autonomie des grands organismes comme les universités ; il s’oppose au centralisme social d’État à la Beveridge (dont « les 35h » imposées d’en haut et pareilles pour tous sont le dernier exemple en France). L’État doit se borner, selon lui, au contrôle de la monnaie, à la statistique, à la détermination de l’épargne et de l’investissement et à une politique réfléchie de la population. Pour le reste, son maître mot est « déléguer » ! Pas de responsabilité sans autonomie – l’inverse du « responsable mais pas coupable » du socialisme archaïque français. La mission du libéralisme, dans le contexte des sociétés complexes du 20ème siècle, est pour Keynes de contrôler et diriger les forces économiques dans l’intérêt de la justice et de la stabilité sociale. Contre l’État interventionniste, il prône dans son ouvrage majeur, ‘La théorie générale de l’emploi, de l’intérêt, et de la monnaie’ (1936), d’observer - dans leur ensemble - les forces qui gouvernent les variations de volume de la production et de l’emploi pour tenter de les infléchir. Le marché ne se régule pas tout seul, mais ce n’est pas à l’État de le remplacer. Keynes est plus ‘incitatif’ que ‘planificateur’. Par exemple, le chômage vient d’une demande effective insuffisante, qui engendre un équilibre de sous-emploi – exemple illustré par la France de Chirac & Jospin depuis 20 ans ! Il n’existe aucun correctif automatique au chômage, c’est pourquoi l’État doit assumer la responsabilité politique d’inciter au plein-emploi par des mesures nécessaires (réglementaires, fiscales, comparables aux concurrents européens).

Il ne faut pas en effet assimiler le “libéralisme” économique aux dérèglementations de Mme Thatcher ni à la loi du plus fort des pétroliers texans sous George W. Bush. Le libéralisme est une doctrine qui date des Lumières et qui s’est imposé d’abord dans l’émancipation des superstitions religieuses, avant de s’incarner en mouvement politique. La théorie économique libérale en est issue sans s’y résumer. Adam Smith, son théoricien premier (1723-1790), couplait l’économie et la morale. Car le commerce a, au 18ème siècle, un sens plus large qu’aujourd’hui : il recouvre ce que nous appelons nous aussi commerce, plus une bonne part de ce que nous appelons ‘civilisation’ ou ‘culture’.  On dit couramment de quelqu’un que son commerce est agréable, sans pour cela envisager qu’il tienne boutique. Les deux livres de Smith, ‘Théorie des Sentiments Moraux’ (1759) et ‘La Richesse des Nations’ (1776) se complètent. Ils montrent que l’égoïsme des instincts n’est pas ce qui mène au fond les hommes. L’amitié, l’amour, les relations fraternelles, le désir de plaire et d’être reconnu comptent bien plus que l’amour de soi. Mais ce dernier, tout comme l’intérêt personnel, sont des leviers puissants pour actionner le désir de bien faire, d’être efficace et apprécié. Les libéraux ne font pas une confiance aux forces aveugles du marché, mais à l’individu. ‘Le marché’ n’est que la confrontation des intérêts de chacun et il est bénéfique car il interdit de tromper longtemps les autres sur leur intérêt ou de se tromper longtemps sur le sien. Pour Adam Smith, c’est en s’élevant au-dessus de l’économie de subsistance que l’homme réussit la civilisation et pratique les vertus de noblesse et de générosité. En tant que technique, le capitalisme calcule le coût d’efficacité des biens forcément rares ; en tant qu’idéologie, le libéralisme est une morale qui fait sortir l’homme de l’état de nature. Où l’on voit que John Maynard Keynes, comme Adam Smith, avait surtout un « souci de civilisation » (Bernard Maris).

Il ne s’agit donc surtout pas de réduire le libéralisme au “laisser-faire” des manuels résumés des classes de quatrième. C’est là une vue dépassée, datant du 19ème siècle, que Keynes a dénoncée. Le parallélisme étroit entre le laissez-faire et le darwinisme social d’Herbert Spencer n’est pas « le » libéralisme mais la vue étriquée de la bourgeoisie victorienne. Il y a bien longtemps que les États, poussés par les sociétés, interviennent dans l’économie ! Selon l’historien Fernand Braudel : « Au centre de l’économie-monde se loge toujours, en effet, fort, agressif, privilégié, un État hors série, dynamique, craint et admiré tout à la fois. C’est le cas déjà de Venise au 15ème siècle, de la Hollande au 17ème, de l’Angleterre au 18ème et plus encore au 19ème, des États-Unis aujourd’hui. » t.3 p.39 Civilisation matérielle, économie et capitalisme.

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Être “libéral” est une étiquette infâmante en France, qui ne vise qu’à rassurer les impuissants économiques ; ceux qui préfèrent se draper dans la posture morale comme alibi pour ne rien faire. Keynes savait adapter sa pensée pour la garder vivante, et c’est ce que les déclarés « keynésiens » devraient faire, plutôt que de se préoccuper de jouer aux saints inquisiteurs. Ceci posé, les néo-conservateurs américains ont tordu le “libéralisme” dans le sens de “leur” loi - qui n’a rien de ‘libérale’ mais est la loi du plus fort, aidée d’un laxisme monétaire effarant. Il nous faut réfléchir à améliorer notre modèle socio-économique pour qu’il soit “efficace” et “juste”. Alors, pourquoi pas la polémique si elle est argumentée et intelligente, apportant une avancée à la réflexion ?

Voici par exemple un intéressant article “politique” sur Keynes, “Ne laissons pas Keynes aux émules du libéralisme !” Par Simon Thouzeau (septembre 2003). Où il est dit que « Keynes est politiquement un libéral »… Je cite surtout ce paragraphe : « Keynes remet d’abord la “science” économique à sa place. “Il ne faut pas exagérer l’importance du problème économique, il ne faut pas sacrifier à ses nécessités supposées d’autres affaires, d’une portée plus grande et plus permanente”. (…) Keynes pense au contraire que “l’économie est essentiellement une science morale et non pas une science naturelle, c’est-à-dire qu’elle utilise l’introspection et les jugements de valeur”. » Aussi quand les faux libéraux tentent de nous faire croire que les marchés financiers constituent le plus performant des systèmes (transparence, acteurs rationnels, vérité des prix), on peut leur rétorquer en s’appuyant sur Keynes que la bourse s’appuie d’abord sur des croyances, des “conventions”, un système de valeurs qui fait dire à un moment que Enron est la plus grande des entreprises puis deux mois plus tard que c’est la honte du capitalisme.

Pour Keynes l’avenir n’est pas déterminé, il ne se limite pas à l’idée de gestion ou d’accompagnement. “Nous devons inventer une nouvelle morale pour un nouvel âge. En même temps nous devons, si nous voulons apporter quelque chose de neuf, apparaître iconoclastes, dangereux, dérangeants, voire désobéissants envers ceux qui nous ont engendrés” (dans « Suis-je libéral ? »).

Keynes par Milton Friedman
Ne laissons pas Keynes aux émules du libéralisme ! par Simon Thouzeau (septembre 2003)
Michael Stewart, Keynes , Points-Seuil - la meilleure introduction à l’économie selon Keynes à mon avis
Un intéressant débat Alain Minc et Daniel Cohen dans Le Nouvel Observateur
Keynes, Théorie générale, Word ou PDF téléchargeable en 2 parties
Pascal Combemale, Introduction à Keynes , La Découverte 2006
Bernard Maris, Keynes ou l’économiste citoyen, Presses de Science Po


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