Entre les deux pôles, démocrate et républicain, de l’élection qui vient de s'achever, le creuset politique américain non seulement continue de fixer les évolutions politiques à venir bien au-delà de l’Amérique, mais confirme aussi, par-delà la politique, son statut de laboratoire de la communication de demain. Derrière la scène, les stratèges en communication veillent. Et donnent le ton.
Quelques heures à peine après le premier débat opposant les deux candidats à l’élection présidentielle américaine, la web machine démocrate s’engouffrait dans la brèche : David Plouffe, le directeur de la campagne de Barack Obama signait un nouveau mailing dans lequel il résumait, sondages à l’appui, la victoire du sénateur de l’Illinois. Simultanément, une publicité reprenant une de ses interventions clés au cours du débat était montée et diffusée.
Dans la foulée, Jon Carson, le directeur “terrain” de la champagne démocrate, appelait les web-militants à se saisir de ce succès pour relancer le travail de quadrillage des quartiers, en particulier dans les Etats difficiles - les fameux “swing states”, Ohio et Floride notamment. sms, e-mails et réseaux sociaux ? Sans doute, Chris Hugues, le co-fondateur de Facebook, ne figure pas dans le casting de la campagne démocrate par hasard.
« Republican Noise Machine »
Pourtant, la portée réelle de ces nouveaux outils ne vient aucunement d’on ne sait trop quelle immanence spontanément efficiente de la technique, mais bien d’un terrain conceptuel preparé de longue date. McCain a surgi dès les prémices de la campagne comme une surprise sans moyens et Obama comme une histoire sans lendemain, mais ils étaient portés tous deux par une trajectoire à la fois cohérente et soudain en harmonie avec l’époque (l’indépendance et le courage d’un côté, le changement et l’apaisement de l’autre). Lecon n°1 : la stratégie prime toujours sur la technique.
Dans le camp républicain pourtant, on s’est fait une specialité, depuis quelques années, d’un savoir-faire simple : gagner les élections grâce à ce que l’on a pu appeler la “Republican Noise Machine”. Cela a été théorisé, il y a quelques années par Roger Ailes, alors conseiller de George Bush, avec “la théorie de la fosse” (1) selon laquelle l’anecdote l’emporte toujours sur l’information de fond.
Old politics
Old politics ? Sans doute, et qui ne va pas sans poser quelques problèmes éthiques lorsque les faits eux-mêmes sont truqués – Karl Rove en sait quelque chose qui se trouve à nouveau écarté d’un certain nombre de medias et d’institutions. Mais la tactique est d’une efficacité redoutable – deux élections gagnées au millimètre des franges décisives et la remontée spectaculaire de McCain au cours de l’été dernier avant l’explosion de la crise financière en témoignent de façon éloquente.
Sur CNN, Paul Begala, l’un des consultants politiques de référence avec Rove et Carville, ne dit d’ailleurs pas autre chose lorsqu’il résume ce premier affrontement télévisé en une opposition entre l’Expérience et l’Avenir. Leçon n°2 : le concept médiatique prédéfinit la réalité factuelle. Une approche que les Républicains ont excellé à mettre en œuvre dans les années 2000 au détriment de Démocrates qui restaient trop programmatiques, tandis que le camp adverse avait toujours un coup d’avance dans la définition, et de l’agenda politico-médiatique, et de l’adversaire.
Un des éléments frappants du déploiement de ces stratégies d’opinion est bien leur effort permanent pour conjuguer les temps courts et longs de l’enjeu en une trame médiatique conçue simaltanément comme un feuilleton et un mythe : le mythe donne le lien à l’histoire, le feuilleton apporte le rythme à l’action.
Quand la fiction dépasse la réalité
Or, dans l’élection en cours, le jeu s’inverse pourtant entre Républicains et Démocrates. Pour des raisons qui tiennent à la nécessité, d’une part de légitimer Obama au-delà de la question de la race et de l’expérience, d’autre part de glorifier McCain contre le problème de l’âge et de l’identification au «système », les deux candidats préfèrent les ressources de l’histoire aux carcans, si peu télégéniques, des programmes.
D’un côté, l’Amérique aux multiples visages qui réincarne le rêve américain ; de l’autre, l’Amérique héroïque qui assume sa puissance.
Des concepts stratégiques qui se sont vus érigés en histoires, voire en véritables mythes au cours des conventions de Denver et de Minneapolis à la fin de l’été tant ils ont été mis à la fois en scène avec l’opinion et en phase avec le socle culturel américain (famille, promotion, optimisme). Avec l’aide de David Axelrod, véritable chef d’orchestre de la stratégie, Obama nourrit ce terrain de longue date, au prix certes d’une ambition affirmée, mais aussi d’un véritable engagement personnel dans ce récit, ses deux ouvrages biographiques, offert en partage à l’Amérique, dans lequel – le fait est assez rare en politique –, il a pris le parti de confesser aussi ses errements, ce qui n’est pas sans contribuer à la perception par le public d’une personnalité ouverte, source d’une identification multiforme de l’électorat (2).
Et, quand est venue le temps de la vice-présidence, au-delà de la nécessité dans les deux cas d’équilibrer les faiblesses des prétendants, le choix, dans le camp républicain, de Sarah Palin n’est-il pas le signe que les personnages de cette scène politique sont d’abord des personnages de fiction, qui valent moins par leur capacité discursive que par leur force de représentation, par la médiation qu’ils offrent non à travers leur projet mais au travers d’eux-mêmes entre l’opinion et des symboles fondamentaux de l’Amérique ? Leçon n°3 : tout projet est une histoire en puissance.
Polyphonie
Loin pourtant d’être narrée d’une seule voix, cette histoire se déploie en une sorte de « dolby surround » permanent. L’approche est particulièrement avérée dans le cas d’Obama. Certes, elle bénéficie avec le sénateur de l’Illinois d’un charisme singulier, à la fois minimaliste et religieux. Mais, même forte de cet atout – auquel McCain a opposé honorablement, au début de la campagne, une combativité de soldat –, cette mise en musique dépasse de loin la seule personne du candidat democrate.
Epouse, consultant, enfants, amis, commentateurs, alliés, vice-président, collaborateurs… tous sont progressivement mis à contribution selon les circonstances, à travers tout l’éventail des techniques et des supports de communication : mailings, videos, interviews, événements, ouvrages, reportages, declarations, etc pour décliner le thème majeur – l’illustration d’une réussite possible pour tous les Americains moyennant foi et travail dans un pays réconcilié avec lui-même.
C’est que, plus que toute autre, cette approche polyphonique crée la légitimité nécessaire, spécialement pour Obama, et son efficacité sur la durée explique pourquoi il sera impossible à McCain de retourner la situation. Quand un panel d’experts de The Economist plébiscite le candidat démocrate, les ressorts profonds de l’élection américaine – dont l’économie a, au reste, toujours constitué un déterminant majeur – et les résultats du travail de fond réalisé en matière de communication se conjuguent pour quasi préempter l’élection. Leçon n°4 : ne jamais parler d’une seule voix.
Le nerf de la guerre
Tout cela ne serait donc qu’un récit déconnecté du réel, une sorte d’histoire sinon à dormir debout, du moins à voter les yeux fermés ? La capacité de ces stratégies à mobiliser activement une partie de l’électorat et à le faire contribuer est pourtant remarquable, particulièrement encore dans le cas d’Obama, vis-à-vis à la fois de la jeunesse qui s’était éloignée de la politique et des nouvelles élites économiques issues du monde de la communication et des nouvelles technologies.
Elles attestent bien d’une incontestable aptitude à façonner le réel dans quelques uns de ses ressorts les plus puissants, la foule et l’argent, si décisifs dans une bataille comme celle-ci. A travers le réseau des militants et des sympathisants alimenté par une puissante machinerie web mais surtout par une expertise aiguisée de la dynamique des réseaux de base (« grassroots politics»), Obama attire des foules considérables et lève des sommes inégalées. Lecon n°5 : la communication est un business comme les autres.
C’est ici sans doute que le monde de la politique et celui de l’entreprise se rejoignent, dans cette commune nécessité d’influencer pour gagner et la sanction finale d’un résultat mesurable. Au-delà des différences de nature, dont on peut d’ailleurs discuter l’importance, de même que la politique moderne tire tout le parti possible d’une communication hautement professionnalisée, de même l’entreprise ne peut ignorer ce déploiement spectaculaire de la communication politique, qui reste, toutes proportions gardées, une source de réflexion pratique utile notamment en matière d’influence, de leadership et de mobilisation – trois questions clés de la communication contemporaine./.
(*) Cet article a été publié en novembre dans la revue de communication de l'UJJEF, "Comm'ent".
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(1) La théorie de la fosse
Comme le rappelle Marie Lora (« Marketing politique, mode d’emploi »), c’est à Roger Ailes, ex-conseiller de George Bush et qui fut à l’origine de la création de Fox News, que l’on doit la théorie de la fosse selon laquelle l’anecdote l’emporte toujours sur l’information de fond : si un candidat est ainsi amené à annoncer par exemple un effort important en matière de recherche mais qu'il tombe dans la "fosse aux journalistes" en quittant le podium, ce n'est, pour l'essentiel, que cette dernière image qui sera retenue par la presse.
D'après Ailes en effet, "les medias ne sont intéressés que par quatre choses en politique: les scandales, les gaffes, les sondages et les attaques. Trois de ces choses sont mauvaises pour un homme politique. Si l'on veut avoir une couverture médiatique, il faut passer au mode offensif et s'y tenir". Ainsi les relations entre médias et candidats ne sont-elles pas univoques aux Etats-Unis. Elles sont aussi complexes et ambiguës : les médias n'hésitent ainsi pas à critiquer, mais il est également d'usage à travers la pratique de "l'endorsement" que les journalistes prennent position en faveur de l'un ou de l'autre candidat.
En poussant cette logique à l'extrême, on aboutit à la création de canaux dédiés comme ce fut le cas avec la création de Fox News en 1996 par Ruppert Murdoch qui, en 4 ans, parvint à détrôner CNN de l'info en continu. Avec une efficacité incontestable : en 2004, deux tiers des téléspectateurs de cette chaîne étaient convaincus de l'existence d'un lien démontré entre Al Qaeda et l'Irak ; un téléspectateur sur trois était persuadé que des armes de destruction massive avaient bien été trouvées en Irak et que l'opinion publique internationale était majoritairement en faveur des Etats-Unis.
(2) Effet miroir
« The Next President » titrait déjà Time Magazine en octobre 2006 rappellent François Durpaire et Olivier Richomme dans « L’Amérique de Barack Obama ». Le succès médiatique tôt suscité par Obama relève parfois d’une ferveur toute messianique. Le lecteur d’un quotidien témoignait ainsi : « J’ai senti que dès que l’Amérique se réveillera de sa stupeur actuelle, ce qu’elle est certainement en train de faire, Obama pourrait être celui qui nous guidera le long de la route que nous avons oublié de suivre depuis si longtemps ».
Certains expliquent cette popularité en utilisant l’image du test de Rorschach (psychodiagnostik) : sa personnalité serait suffisamment ouverte pour que chacun puisse y projeter sa propre histoire. Pour Eugene Robinson dans le Washington Post, son refus des alternatives trop tranchées (either-nor) « pourrait même faire sortir la nation de ses divisions culturelles héritées des années 60 ».
Il reste le risque que cette forte popularité finisse par lui faire éviter tout sujet insuffisamment rentable, ou trop risqué, dans une approche commandée par le marketing politique. Tel est le sens de la référence à la magie que fait le critique de cinéma David Ehrenstein en évoquant les « Nègres magiques » des grandes productions hollywoodiennes. Ainsi, pour Paul Street sur le site blackagendareport.com « Obama permet aux Blancs d’apaiser leur culpabilité et de ne pas se sentir racistes parce qu’ils votent pour un Noir, alors qu’ils veulent que rien ne soit fait pour lutter contre les injustices raciales».