En 1729, Jonathan Swift, dans « Modeste proposition pour empêcher les enfants des pauvres d’être à la charge de leurs parents ou de leur pays et pour les rendre utiles au public » suggérait de résoudre le problème de la pauvreté et des enfants vagabonds en mangeant ces mêmes enfants. Cela réduirait les charges des parents pauvres, pourrait leur procurer quelques ressources et donnerait d’excellents rôtis à ceux qui pourraient enfin se les offrir. Cet éloge du cannibalisme était une attaque efficace contre la brutalité du capitalisme en Angleterre au XIXème siècle : il n’est pas (encore) au programme de la réforme de la Justice des mineurs délinquants de Rachida Dati. Reste la scandaleuse et obscène Incarcération. Mais BiBi pense que le Pouvoir (comme tous les Pouvoirs jusqu’ici) se cassera les dents en tombant sur un os.
Jean Bergeret montrait que l’on ne saurait, sans contresens, confondre des situations dont le moteur est la violence avec des situations dont le moteur est l’agressivité. L’agressivité suppose une « adresse », un destinataire, elle vise un « objet » clairement individué. Par contre la violence primitive ne cherche pas à détruire l’objet ; si elle le détruit c’est par mesure de protection. Dans une situation qu’il ressent comme porteuse d’une extrême dangerosité, l’individu cherche à se préserver, à se maintenir vivant, et non pas à nuire à un objet extérieur clairement différencié.
Ces « agirs » sont « sans destinataire » écrit J.P Pinel. On est dans le domaine de « l’instinct de survie » écrit Jean Bergeret, dans la « pulsion d’auto-conservation » écrit Freud.
De près et de loin, on a tous rencontré des personnes marquées par la violence fondamentale, des êtres qui réagissent en se protégeant contre la peur d’être détruits par des comportements violents en notre direction.
La ministre de la Justice, Rachida Dati, a affirmé mercredi 3 décembre que sanctionner pénalement les mineurs « à partir de 12 ans » par des « réponses adaptées qui vont jusqu’à l’incarcération », relevait du « bon sens ». Pour BiBi qui s’occupe d’enfants de cette tranche d’âge depuis de très nombreuses années, ce bon sens est un coup de force, une intimidation intolérable, un moyen de clore le débat sans discussion et réflexion démocratiques.
Cet enfant a tout cassé (une vitrine dans la rue, le jour de Noël) : il est arrivé chez lui, la porte était fermée. Ses deux frères jouaient dans l’appartement. Il n’y avait pas de cadeaux pour lui. Il a supplié à sa mère d’ouvrir. Il faisait froid dehors. Sa mère l’a insulté, l’a chassé en hurlant derrière la porte qu’il aille se faire voir ailleurs. Dans la rue, l’enfant a pris une barre de fer et l’a lancée contre la vitrine d’un magasin de chaussures. En prison, cet enfant ?
En prison, ces enfants seuls dans le désert du Sens ? En prison, ces enfants dont on ne veut qu’une seule chose : qu’ils restent « infans», qu’ils restent ceux qui n’ont pas droit à la parole ?
Daniel Sibony nous en touche deux mots justes dans son livre « Violences » : « La violence n’est pas une infection ou un virus qui saisit des corps « normalement » sains et calmes. Ce genre d’images ne vaut rien. La violence est un type de rapport à l’autre, à soi-même, à l’origine, impliquant des formes de peur, de rejet, d’angoisse, de constructions sophistiquées mais ordinaires ».
Oubli de la pépite d’or gisant en chacun d’entre nous. Hargne et Peur contre l’Enfant perdu et renaissant en nous. Terreur et volonté de vengeance devant ces pulsions infantiles du Pervers polymorphe que nous restons malgré toutes les dénégations.
Pour que cette pépite d’or brille, il lui faut croiser un tamis dans le fleuve social, il lui faut rencontrer de l’Humain qui soit présence vivante – sans que cet Humain verse dans le fétichisme de la Parole. Car cet enfant qu’on voue à l’Incarcération à 12 ans nous convoque à nos points de surdités, à nos points d’histoire d’enfant devenu adulte. Un jeune est violent quand il n’y a personne devant lui, quand cette personne n’a aucune altérité. La réaction violente d’un jeune nait et s’amplifie du danger de n’être personne. L’enfant violent réagit à cette terreur d’être effacé. « Les deux facteurs se complètent : peur d’inexister et peur que l’autre cesse d’exister » ( Daniel Sibony). C’est de patience et d’obstination dont tout éducateur doit s’armer. Il y faut une écoute de qualité, des ruses d’un Chef Sioux, l’adresse d’un Gaucho de la Pampa, un pied gauche à la Maradona pour répondre et faire autorité. Dur labeur de la Transmission. « La vie offre toujours des solutions » écrivait Georges Haldas. L’Incarcération, elle, referme les portes, gomme toute solution et fait grandir le Problème.
De grands cinéastes et écrivains ont parlé de l’Enfance sans mièvrerie. BiBi, ici, repense à Truffaut ( “L’Argent de Poche, Les 400 coups“), à Kiarostami («Où est passé la maison de mon meilleur ami »), à Eustache (« Mes Petites amoureuses »), aux livres de Louis René des Forêts («Ostinato ») et de Ferdinand Deligny («Les Vagabonds Efficaces »). Il a retrouvé un vieux poème d’un certain Miloud Khalouta, enfant de 10 ans et poète à ses heures. Il écrivait « La Frayeur » :
La frayeur est une peur
elle passe ici
Elle passe la bas
Elle ne fait que passer
Je l’ai vue
SON temps est de courte durée
Parfois elle court
Parfois elle marche et s’arrête
Je la connaît bien
Elle me rend parfois visite
Je dis Frayeur en pensant
a l’oiseau tombé du nid
Je me retient de penser
Parfois je ne peux pas
Elle s’empare de nous
des dents claquent, des genoux tremblent