Déjà, à la naissance de ma première fille, je jonglais avec l’idée que si les parents savent répondre aux besoins de l’enfant, jamais celui-ci ne devient une corvée, mais une inépuisable source de joie quotidienne. Dix-huit ans plus tard, je suis en mesure d’affirmer la justesse de cette intuition. Ayant choisi de faire confiance à la nature, je n’ai imposé aucune restriction à la liberté de mes enfants. Mes trois filles, Déirdre, Phèdre et Cassandre, ont appris tout ce qu’elles avaient besoin de savoir par elles-mêmes, sans n’avoir jamais mis les pieds à l’école et sans être contraintes à obéir à qui que ce soit. S’il m’avait fallu un jour dire à mes enfants: ¨Aujour’hui, on apprend à lire¨, cela me serait apparu comme une agression. Cette expérience particulière d’éducation m’a permis de constater que certains enfants apprennent à lire seuls dès l’âge de trois ans, tandis que d’autres n’y arrivent que vers dix ans. À cinq ans, mon aînée a manifesté le désir d’aller à l’école, mais elle a vite déchanté. Quelques mois plus tard, de retour à la maison, il lui a fallu réapprendre à sentir, à bouger et même à respirer librement, suite à une longue paralysie physique, mentale et émotive au sein du système scolaire...
De façon naturelle, les enfants rejettent les overdoses. C’est pourquoi, moi, ancien professeur, j’ai dû apprendre... à ne pas enseigner, ne pas vouloir à tout prix transmettre des connaissances, à éviter de forcer la dose, comme si mes enfants devaient passer un examen dans l’heure qui suit. Tout au long de leur apprentissage de la vie, jamais je n’ai posé de questions à mes filles, visant à vérifier leur niveau de conaissance. Jamais je ne les ai évaluées ni fait subir de tests ou d’interrogatoire... L’évaluation sème le doute qui devient une source d’angoisse chez l’enfant. À mon avis, quelles que soient les circonstances, l’enfant doit sentir que le parent est de son côté; il doit exister entre eux une sorte de complicité qui va lui permettre d’évoluer sainement.
Si l’adulte est incapable de le consoler, non seulement l’angoisse ne s’exprime pas, mais elle perdure. Lorsqu’un enfant ravale ses larmes, c’est comme s’il n’avait pas le droit d’être ce qu’il est. Pour survivre, il va se décentrer en acceptant de se soumettre aux diktats des adultes, il va perdre son intégrité, sombrer dans le mensonge et la duplicité, bref, il va se déboussoler.
DES DÉTENUS
L’école traite les enfants comme des détenus qui sont régulièrement fouillés; on les suspecte. Leurs parents emboîtent inconsciemment le pas, devenant un peu des policiers au service de l’école, de la commission scolaire et même du ministère de l’Éducation. L’image idéale que l’on projette sur l’enfant devient plus importante que ce dernier. Cette attitude n’est rien de moins qu’un crime perpétré contre l’enfance. Respecter l’enfant implique qu’on ne se donne pas le droit de l’interroger, ni de lui demander des comptes. Comme je suis poli avec n’importe quel invité de marque, je le suis naturellement avec un enfant. J’ai par exemple observé qu’il n’est nul besoin d’enseigner la politesse à ce dernier. Si l’on est poli avec lui, il va nous porter le même respect, de façon toute naturelle. Car la vraie politesse est d’abord le respect de l’autre. Si, par inadvertance, il m’est arrivé de bousculer mes filles, je m’excusais, qu’elles aient trois ou quinze ans. Après tout, nos enfants ne sont pas des tables ou des chaises, que l’on peut cogner sans rien dire! Bien souvent, sous prétexte que ce sont nos enfants, on se permet de les pousser brutalement sans ressentir le besoin de s’excuser, on fouille leur chambre à leur insu et on surveille leurs fréquentations. C’est un comportement digne d’un gardien de prison envers des détenus. Les enfants ont d’ailleurs la même réaction que des prisonniers, face à ce traitement: ils vont agir en cachette, faire semblant, mentir, jouer le jeu et accepter toutes les offenses, pour avoir le droit de respirer. En les traitant comme des détenus, peut-on raisonnablement s’attendre à ce qu’ils aient un comportement différent de celui des repris de justice? Si la maison, tout comme l’école, est une prison où ils sont réprimés pendant les toutes premières années de leur vie puis surveillés nuit et jour, il est à prévoir qu’ils connaitront une adolescence ¨mouvementée¨. Pendant cette période de croissance intense, où une nouvelle énergie bouleverse leur vie, leur réaction à la répression sera l’émeute, tout comme on peut l’observer en milieu carcéral. La fameuse ¨crise d’adolescence¨ n’existe en fait qu’en milieu répressif. Dans une symbiose saine, empreinte de respect, il n’existe aucune ¨crise d’adolescence¨.
LA SOCIALISATION
Certains ont fait des gorges chaudes parce que mes enfants ne fréquentaient pas l’école. Comment peut-on dire qu’un enfant non scolarisé ne développe pas sa sociabilité? Celle pratiquée à l’école, comme celle de la prison, favorise des comportements malsains ou pathologiques, plutôt que de contribuer à l’établissement de relations humaines chaleureuses. Je suis convaincu qu’en forçant l’enfant à obéir, on le décentre, on l’aliène, on en fait un être tout autre que lui-même. Si par exemple, on lui fait laver la vaisselle contre son gré, qu’apprend-il, à part la frustration? J’ai constaté que moins on en demande à un enfant, plus il en fait naturellement, sans être contraint. Obliger quelqu’un à accomplir un travail, c’est en faire un forçat qui pense au crâne de ses gardiens en cassant des pierres...
La scolarisation telle qu’on la connait se limite à du plaquage et de la catégorisation de notions qui tiennent lieu de connaissances. Dans cette optique, la déscolarisation constitue une convalescence. Car l’école est véritablement une épreuve, voire une maladie dont les effets varient selon le temps d’exposition et la capacité de résistance de chacun. Certains, plus forts, exposés à l’école, s’en tireront sans trop de dommages, alors qu’un enfant soumis ou profondément blessé mettra des années à s’en remettre, s’il s’en remet jamais. Un jour, j’ai essayé avec quelques voisins, de recréer une école de rang de type familial. Mais tout ce que nous avons réussi à faire, c’est de reproduire le carcan de l’école conventionnelle, avec ses groupes d’âge et sa concentration forcée, prisonniers que nous étions de notre conception traditionnelle de l’éducation. Il faut dire que se déscolariser est un long processus et il est très difficile de briser les chaînes de la scolarisation. L’école imbibe notre société dite civilisée tout comme jadis l’Église pénétrait l’âme des catholiques... On disait d’ailleurs: ¨Hors de l’église point de salut¨; aujourd’hui, on pourrait dire: ¨hors de l’école, point de salut¨. Cette dernière apprend aux enfants à se désolidariser de leurs parents, à s’en éloigner le plus possible et à intégrer la bulle ¨ado¨, un ghetto d’orphelins abnadonnés et déconnectés de la réalité.
Toute tentative d’éduquer l’enfant est selon moi malsain, car elle corrompt le processus de son épanouissement. À trop vouloir ou à essayer d’éduquer, on rate son coup. De plus, aucun vrai rapport social ne se noue dans nos ¨garderies-orphelinats¨, où les enfants errent comme des prisonniers. L’enfant abnadonné dans ces lieux souffre de l’absence de ses parents; il est blessé, meurtri, coupé de la symbiose essentielle avec ces derniers. Comment en sommes-nous venus à livrer nos enfants à des étrangers aux compétences douteuses, pendant les meilleures heures de la journée? Comment a-t-on pu accepter de se faire voler la naissance et même la mort par le corps médical?
DES DOUTES
Pris dans le piège de mes peurs, j’ai bien sûr eu des périodes de doute; je me rongeais parfois les sangs, me demandant si mes filles allaient un jour finir par apprendre quelque chose... Puis je chassais le pédagogue en moi, le parent soumis à l’État de même que l’homme terrorisé, qui veut terroriser à son tour. Après la maladroite simulation d’école à la maison, et voyant disparaître l’enthousiasme et la joie dans leur regard, je me suis rendu compte de l’abomination que je faisais subir à mes filles. En réalité, elles ne faisaient ce que je leur demandais que pour me plaire...
Je me suis désolidarisé du monde dit ¨responsable¨ des adultes, de cette véritable ¨mafia¨ organisée entre parents, enseignants, prêtres et éducateurs. J’ai pris mes distances envers ceux qui sèment la terreur dans le coeur des enfants, afin d’en faire des êtres soumis. Je me suis dissocié du réseau invisible qui assure l’ordre social et perpétue la soumission au grand nombre, de générations en générations. Un être soumis est une bombe à retardement. J’ai opté pour la liberté, le respect, la confiance envers le potentiel d’autorégulation de l’être humain. J’ai choisi de ne pas participer au terrorisme généralisé pratiqué contre l’enfance. Aujourd’hui, en observant mes trois filles adolescentes, je suis toujours surpris de leur sens de l’initiative, leur intérêt et leur goût intense de la vie. Je suis en admiration devant leur implication dans la maison, qui se fait naturellement, sans que j’aie à intervenir. Dotées d’une grande indépendance d’esprit, elles s’insurgent souvent contre des pratiques contradictoires qu’elles ne manquent pas de repérer dans les relations humaines et le tissu social. C’est à travers des réactions comme celles-là qu’on se rend compte que l’école et toutes ces institutions qu’on nous impose depuis l’enfance n’ont pour but que de fabriquer des gens soumis et surtout d’annihiler tout esprit critique.
Livres source d'info:
- Comme des invités de marques; Léandre Bergeron
- La V’Limeuse autour du monde; Carl Maihot et Dominique Mann
- J’ai dit non à l’école; Marie-Lydia Lazinier
- Une société sans école; Yvan Illich