Le risque Pakistan

Les récents événements en Afghanistan et en Inde mettent en relief le Pakistan. Grand comme un peu moins deux fois la Californie et ayant de longues frontières communes avec l’Afghanistan (2430 km) et l’Inde (2912 km), bordé aussi par la Chine et l’Iran, le Pakistan s’est fondé en 1947 par scission d’avec l’Inde. Celle-ci reste toujours la « Mère » patrie dans les manières comme dans les têtes, la culture pakistanaise n’existant tout simplement pas sans la matrice indienne. La raison de cette partition fut la religion. Celle qui divise les hommes par intolérance fanatique et qui attise les haines ethniques, économiques ou politique. L’Inde est une grande démocratie fédérale qui réussit bien. Le Pakistan est une dictature théocratique de 173 millions d’habitants, un coup d’état militaire permanent, une mince élite qui méprise la masse servile maintenue dans une sainte ignorance. Facile, les moins de 14 ans forment plus de 34% de la population et tout ce qui porte voile n’est pas autorisé à s’exprimer – sauf dans l’élite terrienne restreinte. A l’inverse du processus habituel de développement, les femmes sont faites pour accoucher (3,73 enfants en moyenne), seules 36% savent lire. Pour les mâles (63% savent lire) seule l’armée compte, où l’on peut s’engager à 16 ans, et fait vivre une fleur de 2 millions : on ne dépense de 2.6% du PIB pour l’école (6 à 7% en France) mais plus de 3% pour l’armée (autour de 2% en France). Instructeurs plus qu’instituteurs bombe A plutôt que professorat - c’est un choix.

Je suis allé dans ce pays, j’ai parlé avec les habitants, et j’en suis revenu avec l’idée que – même avant la dégradation récente, le Pakistan n’est pas un pays sympathique. Les gens que vous rencontrez peuvent l’être, et en général ils le sont ; mais la société même est fondée sur la différence, le ressentiment, la haine. Si chaque adolescent ne rêve que d’obtenir un visa par l’Europe ou les États-Unis,  le groupe clame  son sectarisme envers les « impies ». Le pays s’est construit comme « Pays des Purs » où la religion – la Vraie – aurait seule droit de cité, où l’on bâtirait le paradis sur la terre, une cité de Dieu où les fidèles obéiraient par force à Allah – que béni soit Son Nom.

Le symbole en est la grande mosquée d’Islamabad ‘Faiçal Hussein’.  Je suis allé la visiter. Elle a été construite par un architecte contemporain sur les capitaux offerts par le roi de Jordanie. Ses quatre minarets entourent une coupole hardie qui figure le dôme du ciel et s’élancent comme un élan. Cent mille personnes peuvent y prier en même temps. Est accolée à la mosquée une « université » coranique. Le sol est en marbre italien, l’intérieur est décoré de versets du Coran. Un globe composé d’étoiles lumineuses occupe le centre de la coupole. Des panneaux digitaux donnent les heures officielles des prières obligatoires en fonction des régions. Les femmes sont obligées d’entrer par une autre porte que les hommes. Ni tête, ni bras, ni jambes ne doivent être découverts, comme dans les églises catholiques du temps de nos grand-mères. Les petits garçons sont aux mains des pères à l’intérieur des lieux saints. Ils ne peuvent courir que dehors. A l’extérieur, tout est fait pour les petits mâles : les piliers de marbre tombent en biseaux, ce qui fait autant de toboggans bien lisses ;  les bassins, lorsqu’ils sont vides d’eau, servent de pistes de course, tandis que le marbre sert de patinoire aux pieds nus.

Jamais Marx n’a été aussi pertinent qu’à propos du Pakistan contemporain : l’armée défend les propriétaires terriens et les riches commerçants punjabis contre la plèbe. Elle s’appuie sur l’opium du peuple qu’est la religion, sans pour cela accepter un État islamique où des mollahs feraient la loi, comme en Iran. Le système tient grâce à la construction sans cesse recommencée de l’Ennemi extérieur, par l’embrigadement des masses de manœuvres dans les jeunesses militantes, dans l’ignorance soigneusement entretenue par un système scolaire indigent et une démographie incontrôlée. La grande plaine de l’Indus, ouverte sur la mer, est entre les mains des propriétaires ; les montagnes du nord, inhospitalières, sont nids de minorités négligeables dont certaines ne sont même pas musulmanes ; le haut plateau de l’ouest, bordant l’Afghanistan, reste la seule zone où la lutte ethnique l’emporte sur la lutte de classes. Le pays en joue, perpétuel assisté, incapable de se suffire à lui-même.

L’économie reste coincée entre les propriétaires qui accaparent les terres fertiles du delta (24% du territoire), les commerçants contrebandiers qui trafiquent avec l’Afghanistan, l’Iran et l’Europe. L’armée, puissante et autonome, possède ses propres fabriques et agences de tourisme. Entrer dans l’armée c’est comme entrer en France dans la fonction publique : on y est à vie, nourri, logé, blanchi et protégé social. Les colonels sont les énarques. On a dit avec justesse que les pays normaux avaient des armées mais que le Pakistan était la seule armée qui ait un pays. D’où cette surenchère permanente contre « l’ennemi » : indien d’abord, à qui on grignote le Cachemire ; occidental ensuite, impie mais vache à lait, qu’on assure hypocritement de sa bonne foi avant de n’en faire qu’à sa tête. Contre l’Inde, la profondeur stratégique de l’Afghanistan  apparaît indispensable à l’armée, qui entretient sciemment la division féodale et les rivalités ethniques, jouant sur sa minorité Pachtoun (15% de la population) des deux côtés de la frontière. Contre l’Occident impie, elle ferme les yeux sur les trafics d’armes, de combustible nucléaire et de pavot, qui ont apparaître l’armée pakistanaise comme le seul groupe stable et vertueux du pays !

Pakistan usine d’enrichissement nucleaire de Kahuta =

Dès qu’elle se sent menacée, l’armée fait feu de tout bois, ses services secrets soutenant de façon non officielle le terrorisme à prétexte territorial ou religieux, aidant les Afghans contre les Soviétiques, jouant des croyants islamistes contres les athées. Les relations avec l’Occident dépendent des relations des Américains avec l’Islam : coopération quand l’intérêt le commande, haine et sectarisme quand la croissance descend (de 6.5% entre 2004 et 2007 à quasi zéro aujourd’hui).  Jouer le chaos en Inde pour empêcher les Américains de renforcer leur présence en Afghanistan contre les Talibans est une tactique. Contrer le Premier ministre élu Youssouf Raza Gilani, apprécié des Occidentaux, par des manœuvres des services secrets en est une autre. Toujours l’armée veut s’imposer, conserver son pouvoir, jusqu’à la guerre s’il le faut – qui justifierait sa ponction sur le PIB. Car l’État pakistanais n’a pas d’autre structure que celle de l’armée, pas d’autre idéologie que la défense.

Le déficit a grimpé à 7.5% du PIB, l’inflation à 25% l’an et la monnaie s’est dépréciée de plus de 20% depuis le début 2008. L’investissement étranger s’est bien sûr asséché et les industriels ont repris leurs billes. Le prix de l’électricité a pris 31%, incitant le Premier ministre à venir mendier 100 md$ à Washington et presque 8md$ au FMI, à inciter l’Arabie Saoudite à différer sa demande paiement pour le pétrole et à inciter la Chine à développer le port de Gwadar… Mais aucun de ces pays n’est pressé d’obtempérer : trop d’incertitudes sur l’avenir, trop de risques pour la planète. L’oligarchie tient grâce à l’armée et l’armée tient grâce à la bombe qui lui donne un statut de grande puissance. Il n’y a rien au-delà, sinon que Dieu y pourvoira.

Cet archaïsme postmoderne du Pakistan – le Coran et la Bombe – est sans doute la principale menace des années qui viennent.