Magazine

Je n’y crois pas…

Publié le 04 décembre 2008 par Perce-Neige
Dès qu’ils commençaient à virer sur la gauche, au fond du stade, ni l’un ni l’autre n’ouvraient plus la bouche pour parler. Ils économisaient leur souffle. Pour garder le rythme qu’ils s’étaient fixés. Et avancer, à petites enjambées, dans le brouillard dominical. Un peu froid. D'où émergeaient, çà et là, les fantômes silencieux de grands immeubles transparents, quelques cyprès, les bâtiments trapus, vaguement vitrés sur le côté, de la piscine municipale. Et, plus loin, le domaine grillagé des joueurs de tennis. Charles-Antoine et Jérôme orchestraient alors leur respiration avec beaucoup d’application, ne serait-ce que pour éviter de perdre pied. Et pour se tenir immobiles dans l'effort. Et pour parvenir à ne penser à rien d'autre qu'à ce métronome intérieur qui les amenait, parfois, à relever un nouveau défi en cherchant à gagner quelques secondes encore, quelques secondes de plus sur l’impitoyable sanction du chronomètre. De temps à autre Charles-Antoine tournait furtivement la tête sur le côté pour s’assurer que Jérôme était toujours là, dans l’illusion de ne former qu’un seul corps, progressant à bonne allure, du moins pour les quadragénaires qu’ils étaient. Plutôt du genre sédentaire. Le reste de la semaine. De temps à autre c'était Jérôme qui tournait la tête. Lui aussi, juste histoire de se remémorer la règle à laquelle, sous aucun prétexte, ils ne devaient, ni l’un ni l’autre, déroger et qui consistait à couvrir cinq tours de stade en moins de quarante minutes. Ce qui revenait à passer cinq fois devant les gradins. Cinq fois devant les tennis. Cinq fois devant la piscine, quoiqu'il arrive, et sans se poser la moindre question, et sans chercher à négocier avec soi-même. Vous n’imaginez pas… Plus tard, mais seulement plus tard, viendraient, une fois encore, les commentaires et les bravades, les gémissements organiques, les auréoles de sueur jusqu’au milieu du dos, les cheveux définitivement en bataille, la serviette éponge négligemment jetée sur l'épaule, le sentiment aérien de s'être, un temps, détaché de la pesanteur du monde, de glisser dans l'azur du ciel, sans attache, le silence nuageux, aussi, parfois, quand il fallait ranger ses petites affaires, plier son T-shirt et finir, sans trop se préoccuper de leur devenir, par fourrer les tennis, les chaussettes, le reste et divers autres accessoires quelque part au fond du sac. C'était selon. Ensuite, il arrivait régulièrement qu’ils prolongent leur pénitence hebdomadaire par une escale de réconfort au bar des Amis, juste en face du stade, sur l’avenue bordée de tilleuls, dans une effervescence matinale de turfistes nicotinés, de solitaires irréductibles, de soiffards professionnels, d'errances douloureuses, et masculines, à l’abri du giron matrimonial, de visages toujours occasionnels mais identiques à eux-mêmes, comme un kaléidoscope vertigineux de toute la misère affective du quartier et jusqu’à plusieurs kilomètres à la ronde. Et c'est là, dans ce brouhaha vaguement nauséeux, qu’un dimanche matin légèrement pluvieux, Charles-Antoine avait fini par cracher le morceau. Violaine, ni plus ni moins, demandait le divorce. Voilà qui était rigoureusement exact. Mais il n’avait pas envie d’en dire plus. Du moins pas maintenant. On le comprend !

Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Perce-Neige 102 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte