Chacun d’entre nous, je veux dire ceux qui ont pu connaître dans les « classes populaires » comme l’on dit, toutes les années de paix, à l’ouest de l’Europe, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, si l’on n’excepte le Vietnam et l’Algérie qui ne sont pas de petites exceptions, ont dans la tête les mêmes souvenirs.
Je ne me prive pas d’en glisser quelques-uns de ces souvenirs nostalgiques, ici et là. Question de génération : je suis en effet surpris parfois de la chance d’avoir traversé toutes ces années en participant vraiment, dans des circonstances favorables, aux rencontres les plus belles et aux prises de risque ; alors je le fais savoir un peu trop souvent.
Mais je n’aurais jamais pensé en faire un catalogue ; sinon partiellement, à l’occasion, dans l’effarement de devoir mesurer les changements d’un quartier que j’ai habité ou d’un environnement de travail ; enfin la modification un peu triste d’un milieu où j’avais pris ma mesure et où je ne me retrouve plus vraiment !
Les mots et les choses s’enrobent d’eux-mêmes d’une gangue d’illusions. Et je n’ai pas encore le temps de passer des heures à nettoyer toutes ces poussières, petites ou plus grosses, qui me masquent parfois le cœur d’un souvenir.
Annie Ernaux a pris ce temps (Les années, Gallimard 2008). Le temps de tisser ses propres conquêtes. Ses conquêtes féminines, celles gagnées sur sa famille, sur les contraintes de son corps, pour accéder vraiment à son statut de femme. Et de les tisser comme un fil de trame dans la chaîne des expressions quotidienne, des faits historiques, des mouvements de mode, des rapports entre les filles et des garçons, des mots de la publicité, ceux des slogans et des nouvelles de la radio et des transformations de l’expression télévisuelle, de Dien-Dien Phu au 11 septembre, de la Paix d’Evian à l’entrée en retraite.
Annie Ernaux a un peu plus de trente années de littérature derrière elle. Elle aime sa propre silhouette étirée dans la lumière de la Bretagne. Elle aime la manière dont cette silhouette se marie à la lumière du couchant. C’est d’ailleurs un peu le couchant de sa vie qui l’amène aujourd’hui a tant de maîtrise. Elle nous porte littéralement. Quand je dis nous, je dis plutôt je, tant ses références de banlieusarde ou de provinciale tirée par Paris sont proches des miennes.
Ses repas de famille sont les miens, les nouvelles du monde qu’elle évoque sont tellementparadoxalement « françaises », que Patrick Poivre d’Arvor doit éprouver lui-même de la fascination rétrospective.
Un exercice de style qui fait oublier tout travail est toujours merveilleux. Même s’il n’est sans doute pas aussi « lisible » par d’autres générations et d’autres citoyens d’Europe.Mais derrière les lumières de Paris et derrière la France éternelle chacun saura trouver ici un peuple qui avance pas à pas au point que malgré la lenteur, l’image récente paraît presque incroyable.
Un style, vraiment !Je, il, ils, nous…l’album de photos dans l’armoire, les petits mots écrits pour les naissances, les communions solennelles. Le temps.
Notre sauvetage, comme un blog aux articles entremêlés qui aurait duré une vie.
Un passage, parmi tant d’autres. Une clef sans doute : « Quand elle désirait écrire, autrefois, dans sa chambre d’étudiante, elle espérait trouver un langage inconnu qui dévoilerait des choses mystérieuses, à la manière d’une voyante. Elle imaginait aussi le livre fini comme la révélation aux autres de son être profond, un accomplissement supérieur, une gloire – que n’aurait-elle pas donné pour devenir « écrivain » de la même façon qu’enfant elle souhaitait s’endormir et se réveiller Scarlett O’Hara. Par la suite, dans des classes brutales de quarante élèves, derrière un caddie au supermarché, sur les bancs du jardin public à côté d’un landau, ces rêves l’ont quittée. Il n’y avait pas de monde ineffable surgissant par magie de mots inspirés et elle n’écrirait jamais qu’à l’intérieur de sa langue, celle de tous, le seul outil avec lequel elle comptait agir sur ce qui la révoltait. Alors, le livre à faire représentait un instrument de lutte. Elle n’a pas abandonné cette ambition mais plus que tout, maintenant, elle voudrait saisir la lumière qui baigne des visages désormais invisibles, des nappes chargées de nourritures évanouies, cette lumière qui était déjà là dans les récits des dimanches d’enfance et n’a cessé de se déposer sur les choses aussitôt vécues, une lumière antérieure. Sauver.
Sauver, en effet. Pour ceux qu’on aime !
Un peu de mémoire parisienne, écouter, ou oublier ?, septembre 2007.