Le billet précédent m'y incite, mais peut être allez vous trouver ici réellement le parallèle audacieux, mais je l'ose quand même. Aujourd'hui, pour illustrer que l'art n'est que suggestion, je voudrais vous présenter trois toiles qui ont été peintes à des époques très différentes (sur trois siècles différents) mais qui toutes les trois ont le même point commun, à savoir qu'elles suggèrent plus qu'elles n'imposent une vision. Pour moi, elles montrent toutes les trois un cheminement progressif vers l'abstraction. Il s'agit de "La Mort de Marat", 1793 de Jacques Louis David (Musées royaux des Beaux-Arts, Bruxelles), de la toile "Au lit", 1891 de Vuillard (Musée d'Orsay, Paris) et de "Mantes", 1952 de Nicolas de Staël (collection particulière).
Ces trois toiles sont d'assez grande dimension et apparemment très simples dans leur composition. Elles reposent sur un réseau de lignes horizontales rehaussées par quelques verticalités. Toutes les trois jouent dans les mêmes tonalités (vert, gris, blanc, brun, beige et neutre) en s'affranchissant de la perspective. Et surtout, sans un élément fondamental, à savoir pour la première toile le corps de Marat, pour la deuxième le visage brun qui dépasse des draps, ou bien pour la dernière le léger rehaut de jaune sur la ligne d'horizon, l'oeil n'arriverait pas à reconnaitre un élément tangible et nous basculerions dans l'abstrait ; les deux premières toiles sont à ce titre d'une modernité incroyable.
Achevé en octobre 1793, quelques semaines après l'assassinat de Marat le 13 juillet 1793, ce tableau est un hommage de David à "l'Ami du peuple". Ce tableau est suggestif à plus d'un titre. Se détachant du fond sombre (qui occupe plus de la moitié du tableau en hauteur) et complètement vide, le corps de Marat est représenté agonisant, son attitude rappelant la position de l’abandon d’un christ mort après la déposition de la croix. Le coffre en bois, avec la dédicace de David, fait presque penser à l'épitaphe d'une tombe. L'assassinat lui même est suggéré, nous ne voyons pas Charlotte Corday accomplir son méfait, mais les traces de son passage : la lettre qu'il tient encore dans sa main gauche (ruse qui lui a permis de s'introduire dans la place), la plaie sur le haut de son corps et, au premier plan, un couteau à manche blanc taché de sang. Il y a là tous les éléments d'une idéalisation mais aussi d'une dramatisation de cette peinture d’histoire. Mais, le temps d'un instant, imaginez cette toile sans le corps de Marat (et les quelques éléments matériels qui s'y raccrochent) et bien nous serions sans repère dans l'abstrait.
"Traitée en larges aplats avec un sens du raccourci expressif en partie dérivé des estampes japonaises", la composition de la toile "Au lit" "se fonde sur un réseau de lignes horizontales et verticales qui s'assouplissent autour du visage du personnage. La gamme colorée calme et neutre de l'ensemble", ainsi que l'horizontalité,"traduit l'idée de silence. Elle ne se rehausse que pour la figure humaine, et la croix tronquée par une bande horizontale. La présence de ce symbole n'a rien de surprenant si l'on songe à l'éducation reçue par Vuillard chez les frères maristes, et au mysticisme qui accompagna les débuts des Nabis" (extrait de la notice du musée d'Orsay). Et pour cette toile, c'est pareil, si vous l'imaginez un instant sans la figure brune, que vous évoque-t-elle ?
La composition de ce paysage "Mantes" est très simple : au premier plan, les champs vert foncé et vert plus tendre, au deuxième plan, et pour l'essentiel, l'immensité du ciel (qui occupe quatre cinquième de la toile), et, entre les deux, sur l'horizon, quelques rehauts jaunes, gris et rouges qui font penser à une ville. Notre oeil est attiré par cette ligne qui tranche, la ville n'est qu'esquissée, suggérée, mais nous la reconnaissons. Comme Nicolas de Staël l'avait écrit "une peinture devrait être à la fois abstraite et figurative. Abstraite en tant que mur, figurative en tant que représentation d'un espace."