"Edgar n'avait pas le moral, mais tout a changé après sa rencontre avec Juliette Au Rëve. Nous l'avons laissé, tout regaillardi, au milieu d'un groupe de convives, au sommet de la Butte, Chez Yin.Tous ensemble, ils écoutent Juliette raconter l'histoire de la lignée des femmes Raspal... Une histoire qui mérite bien le titre de "Tragiques destinées" donné à ce second chapitre qui commence avec l'épisode 4".
LE 4ème EPISODE sera mis en ligne sur www.passagedelabutte.net vers 8H ce jeudi 4 décembre 2008. A NE PAS MANQUER !
1. Edgar dit « La Filoche » - 3° épisode du 27 nov 08
A peine Edgar avait-il pointé son nez à l'intérieur du troquet Au Rêve, qu'il fut salué par Elyette, l'immémoriale patronne du lieu. « Bonjour Edgar, tu vas bien ? » Cette question banale, elle savait la dire avec sollicitude, sans se départir de la distance qui sied à une hôtesse parfaite dont la présence attentive n'est jamais envahissante, ni indiscrète.
Le ton de la voix d'Elyette, gouailleuse et distinguée, enjouée et autoritaire, et dont le timbre de crécelle se chargeait par instants de notes douces, presque suaves, rendait compte lui aussi de l'ambivalence de son attitude, à la fois chaleureuse et professionnelle.
Elle accueillait ainsi par leur prénom, depuis des lustres, aussi bien les artistes en vogue descendus de leurs belles demeures de l'avenue Junot que les promeneurs solitaires du quartier que leurs déambulations vespérales ramenaient toujours, par cercles concentriques, à ce même comptoir.
* * *
Noyées dans la fumée et le bruit des conversations, les deux petites salles du bistro étaient emplies d’un brouhaha familier. Au bar, quelques pochetrons firent à Edgar un signe amical. Au fond, une célèbre comédienne liftée faisait son cirque.
C’est alors qu’il la vit, belle, dans la vingtaine, gaie, vive, décontractée, terriblement sensuelle. Edgar l’avait déjà remarquée plusieurs semaines auparavant, un peu plus haut dans la rue Caulaincourt, au Café de la Butte, où elle tenait la batterie d’un groupe de musiciens de l’école de jazz de la rue Doudeauville… avec plus de grâce que de brio, lui avait-il semblé !
Déjà, il n’avait eu d’yeux que pour elle, fasciné par les mouvements cadencés de sa poitrine et de sa chevelure, par l’éclat de sa peau et surtout par l’ombre, sous ses bras, d’un duvet noir qu’elle taillait sans doute mais ne rasait point.
Quelle bonne surprise de la revoir Au Rêve, plus attirante encore que dans son souvenir. Elle rayonnait au milieu d’un petit cercle d’amis, parmi lesquels Edgar reconnut Brice et sa copine Leila.
Il eut un moment l'impression qu'elle le regardait, et cela lui fit un choc si violent que ses jambes sous lui se dérobèrent et qu'il dut, un court instant, s'appuyer fermement des deux coudes sur le comptoir. Il avait l'impression de se trouver en face d'une vieille connaissance d'une grande proximité : une amie d'enfance, une soeur ou une amante, avec laquelle il aurait eu autrefois des conversations essentielles.
Sous l'oeil inquiet d'Elyette, il reprit progressivement contenance. D'ailleurs, à son grand dépit, la belle ne le regardait plus. Il eut beau parler fort avec ses voisins, se donner des airs de mauvais garçon, de mec à la coule, de costaud des Batignolles ou de surineur de Pigalle, rien n'y fit. Elle ne jeta plus sur lui le moindre regard.
Pourtant il ne pouvait se résoudre à lâcher le morceau, et quand il entendit le groupe faire le projet de dîner chez Yin, il manœuvra pour s’en approcher. Brice, qui me raconta plus tard la scène, l’invita gentiment à se joindre à eux. Edgar leur emboîta le pas sans se faire prier.
* * *
Chez Yin, profitant des traditionnelles embrassades avec le patron, Edgar manœuvra pour se placer en face de la belle batteuse de jazz. Elle s’appelait Juliette. Elle avait 23 ans… Il la regardait, et plus il la regardait, plus il la trouvait chouette…
La dominante fleurie de son parfum évoquait la grisette en vadrouille, la môme dessalée et gouailleuse, et tranchait avec le chic, un peu trop appuyé, de ses vêtements. Ce hiatus éveillait chez Edgar un désir trouble.
Le repas n’avait pas commencé que plusieurs ficelles, habilement servies par le patron, avaient été rapidement éclusées, auréolant la petite bande d’une légère brume d’euphorie douce.
De l’autre côté de la salle, l’œil hagard, oscillant légèrement sur le clavier de son piano électrique, un musicien entre deux âges syncopait des mélopées étranges. Il chantait d’une voix rauque et monocorde des paroles incompréhensibles mais que l’on devinait poignantes.
Edgar avait astucieusement entamé avec Brice une conversation sur les styles de deux batteurs de légende : Art Blakey et Max Roach. A son grand désappointement, Juliette ne prêtait aucune attention à leur discussion, trop occupée qu’elle était à baiser les oreilles et le museau du grand chien noir de la maison… « C’est pas possible, elle me nargue avec ce clebs… Attends voir un peu que je m’occupe de ton minou ! », ragea-t-il entre ses dents.
Quand Leila demanda avec agacement à Brice d’arrêter de tambouriner des rythmes sur la table, Edgar en profita pour faire une deuxième tentative et fit glisser la conversation sur Montmartre…
Alors, comme par magie, le visage de Juliette s’épanouit.
Brice, toujours très attentif à établir des ponts entre membres du "Club des échappés de la vie moderne " qu’il fonderait certainement un jour, se tourna vers Juliette et, pointant Edgar du doigt, lui demanda : « Sais-tu, Juliette, qu’Edgar et toi, vous êtes tous deux des Montmartrois de pure souche ? ».
Un sourire gracieux illumina le visage de la jeune femme, et il sembla à Edgar, l’espace d’une seconde, que ce sourire lui était adressé en priorité…
« Chez nous, c’était rien que des apaches, des gouapes et des marlous ! », proclama-t-il (avec un rien d'exagération). Il enchaîna en racontant comment son père avait perdu un œil après une nuit fameuse de 1930 où les Parisiens affrontèrent les Corses qui débarquaient devant le Zelli’s, rue Fontaine. Deux bandes d’une dizaine d’hommes chacune, qui se vidèrent le chargeur dans la panse.
Elle souriait !
« Et toi, tu remontes loin ? », demanda–t-il en lui rendant son sourire.
« Oh là là, oui ! » dit-elle, et, posant amicalement la main sur le bras de Brice, Juliette, sans se faire prier davantage, entreprit de raconter l’histoire de la lignée des demoiselles Raspal dont elle était le dernier rejeton vivant.
Juliette parlait d’une voix empreinte d’émotion. Visiblement son enracinement montmartrois lui tenait à cœur.
« Cette gamine va me rendre dingue, c’est sûr. Peut-être d’ailleurs, est-il déjà trop tard », se disait Edgar d’un ton fataliste et faussement tragique.
* * *
Dans l’air empesé du restaurant, mélange de vapeurs, de friture de nems et de tabac blond, la petite assemblée des amis de Brice et quelques dîneurs alentours s’étaient tus pour écouter Juliette raconter l’histoire de sa lignée.
De tout temps, expliqua-t-elle en préambule, les demoiselles Raspal ont refusé les convenances de leur époque. Trop vivantes, trop curieuses et sensuelles pour accepter la tutelle des hommes, elles menaient leur vie en toute indépendance. Pas de mari, pas de protecteur... elles vivaient de métiers honorables : commerçantes, couturières, blanchisseuses, modèles… même si elles ne dédaignaient pas les compléments de fortune que leur beauté permettait.
- Oui, c’est en femmes libres qu’elles ont eu des enfants, des filles, rien que des filles, bizarrement, aussi loin qu’on remonte dans le passé.
- Rien que des filles ! Ça alors…
- Oui ! Rien que des filles issues de filles-mères et devenant filles-mères à leur tour… C’est notre destin et notre fierté ! Ainsi, un peu à la façon des griots africains, je peux faire défiler mes ancêtres depuis la première connue : Augustine Raspal née en 1809, qui fut serveuse au Poirier-sans-pareil sous le règne de Charles X !
- Le Poirier de la rue Berthe, celui de la chanson d’Aristide Bruant ?
- Je ne sais pas. C’était le nom d’une guinguette située vers l’actuelle place Emile-Goudeau. Les Parisiens y venaient boire et danser. L’attraction était une table et quelques chaises installées dans les branches d’un énorme poirier, où l’on pouvait se faire servir. Mais vers 1830 des grondements se firent entendre dans le sous-sol miné par les carrières. Un éboulement se produisit peu après. Ce fut la fin de la guinguette. Là où l’on dansait, fut bâti le Bateau Lavoir…
- Et Augustine est devenue le modèle préféré de Picasso !
- Ne vous moquez pas ! Je ne sais pas grand chose des premières dames de la lignée. Augustine est morte en 1838 en accouchant d’un enfant mort-né… un garçon… Comme quoi !
Yin, le patron, qui avait cru entendre Juliette demander des kumquats, vint s’enquérir des desserts, tout en sortant habilement de sa manche une nouvelle ficelle qu’il posa au centre de la tablée.
La bouteille circula aussitôt de verre en verre.
Après une gorgée de vin, Juliette reprit son récit. La jeune femme parlait d’une voix harmonieuse, douce et vibrante, et les yeux de tous les convives brillaient. http://www.passagedelabutte.net/