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Légèrement dérangeant, si vous voyez ce que je veux dire…
Publié le 03 décembre 2008 par Perce-Neige
Parfois Violaine Parmentier en était presque à se décourager. Mais parfois aussi, tout de même, elle finissait par oublier et pouvait, alors, rire de bon cœur, vraiment, quand Valérie Faucon, nonchalante comme pas deux et mollement accoudée au bar de la cafétéria, lui rapportait, en gloussant, une nouvelle facétie d’Antoine qui, décidément, du haut de ses quatre ans et demi, semblait tirer tous les avantages possibles de son statut de benjamin. « Tu n’imagines pas comme il est drôle ! ». Parfois, même, il arrivait qu’elle s’enthousiasme, bien au delà du raisonnable - elle le savait -, s’enivrant de bières dont la saveur lui importait peu quand, acceptant pour une fois de délaisser sa tristesse, elle découvrait, blottie au deuxième rang, à savoir toujours entre Jérôme et Sophie, les vertiges musicaux, si justes au fond, d’un groupe de musiciens à l’allure baroque, tendance métal ou hard rock selon les options et qui se produisait quelque part ailleurs de Paris, dans l’arrière salle improbable d’un restaurant d’une lointaine banlieue. Parfois c’était, brusquement, comme si plus rien ne comptait quand elle parvenait, ce qui n’était pas si fréquent, à tenir au moins quatre longueurs sans devoir reprendre sa respiration sur le bord du bassin de la piscine qu’elle fréquentait avec assiduité le jeudi après-midi. C’était le même sentiment d’absence à elle-même, d’ailleurs, qui l’emportait quand elle s’attardait un peu trop après le cours qu’elle donnait aux étudiants de deuxième année, et qu’elle poursuivait avec les uns ou les autres, en s’étourdissant de vaines argumentations, les échanges qu’ils avaient engagés une demi heure plus tôt. « Je ne crois pas, voyez-vous, que l’on puisse dire de la Marie-Madeleine du Titien qu’elle s’apparente à la tradition réaliste de la peinture vénitienne… C’est un peu plus compliqué que cela, si vous voyez ce que je veux dire ! ». Parfois - j’en témoigne - c’était comme si la vie pouvait d’une minute à l’autre redevenir soudain très simple, très belle, très insouciante. C’est à peu près ce qu’elle éprouvait quand elle retrouvait Sophie Michon, le samedi après midi, dans son magasin du onzième et qu’entre deux clientes, elles papotaient toutes les deux, des heures durant, comme elles l’avaient toujours fait, au fond, et qu’alors toutes les sottises d’autrefois leur revenaient à l’esprit, sans même parler de celles beaucoup plus récentes qu’elles avaient partagées, en Grèce, quelques mois plus tôt, quand Jérôme était aux États-Unis pour son séminaire sur Heidegger et Charles-Antoine à s’occuper des enfants, quasiment en orbite stratosphérique, ou plutôt sur la côte normande, à quelques encablures de Bayeux pour être précis, dans cet hôtel aux allures de maison de campagne où la famille Parmentier au grand complet, selon un cérémonial à peu près immuable, se réunissait comme chaque année pour le week-end du quatorze juillet. Parfois encore Violaine se raisonnait et se disait qu’avec le temps elle y verrait plus clair. Y voir plus clair ? C’était l’expression qui revenait le plus souvent sur ses lèvres et qui consistait, en fait, à espérer secrètement que le léger dégoût que lui inspirait Charles-Antoine, de plus en plus souvent désormais, s’impose définitivement comme l’horizon indépassable de leur relation. Et voilà comment son humeur maussade parvenait à reprendre le dessus. Violaine se disait, alors, qu’il fallait sans trop tarder que cela cesse et qu’elle n’en pouvait plus de souffrir comme elle souffrait. Car elle souffrait, n’est ce pas ? C’était bien de la souffrance qu’elle éprouvait, non ? On ne pouvait donner d’autre nom à ce sentiment là… Je me trompe ? Non, sans doute pas, car le fait est qu’aucune issue ne semblait pouvoir se dégager. Or, c’était bien beau, bon sang, de répéter chaque semaine en pleurant au docteur Harvey que la vie qu’elle menait était un échec sur toute la ligne. Et que Charles-Antoine n’était pas du tout le genre d’homme qu’il lui convenait… Et qu’elle n’avait pas du tout compris ce qui s’était passé quand ils avaient commencé à sortir ensemble. Et qu’elle n’avait pas imaginé à quel point cet amour qu’elle éprouvait pour lui, cette passion, cette folie, pouvait un jour, brusquement, se déliter jusqu’à disparaître complètement. « Et quel genre d’homme, justement, puisque vous en parlez, pourrait vous convenir, Violaine ? » Elle avait vaguement relevé la tête en reprenant son souffle, posant sans y penser son mouchoir sur ses genoux. Jean-Paul Harvey, le regard perdu dans le feuillage du marronnier que le vent bousculait d’un balancement régulier, presque animal, caressait doucement son bureau comme s’il avait voulu encourager, d’un peu de tendresse, une confidence qui, sinon, n’avait à peu près aucune chance de lui être faite, du moins à ce moment précis. Et la suite avait été, pourrait-on dire, d’une grande intensité émotionnelle (pour tous les deux, sans doute). Violaine Parmentier, un instant déstabilisée par un jaillissement d’angoisse proprement inattendu, avait, évidemment, failli lui avouer quelque chose qu’elle ne pensait pas du tout, pourtant, à savoir un truc plutôt convenu, du style : « Quelqu’un comme vous, peut-être, docteur… ». Oui, en vérité, elle avait bien failli craquer pour de bon en lui balançant ce genre de fadaise, car c’eût été une manière élégante d’abréger ce qui lui tordait l’estomac depuis des lustres et d’expliquer, sans avoir à en dire plus, pourquoi, précisément, elle fondait en larmes sans arrêt quand, devant elle, on évoquait l’enfance heureuse qui avait été la sienne. Oui, c’eût été simple de se dissimuler une fois de plus sous les draps, non ? Quel mélange, mon Dieu, que tout cela… Car, en réalité, à la question posée par le docteur Harvey, ce n’était pas l’image du psychiatre quinquagénaire qu’elle consultait régulièrement, non, ce n’était pas cette image-là qui s’était immédiatement affichée sur sa rétine… C’était celle d’un certain Patrick Jouvin. Et pas n’importe quelle image, d’ailleurs. L’arrière plan était constitué d’une plage du Péloponnèse, celle où, un soir, le Patrick Jouvin en question, et elle, s’étaient attardés pour musarder, là, sur les galets que léchait à peine la transparence bleutée de la mer silencieuse, et que leurs mains somnolentes capturaient, pour les projeter toujours plus loin sur la surface miroitante et souriante de l'eau, oui, jusqu’à même pouvoir se mesurer aux murmures nacrés d’écumes et d’embruns auxquels consentait le peuple des vagues. Voilà pour l’arrière plan… Car sur la rétine de Violaine Parmentier, Patrick Jouvin surgissait à nouveau tout au devant de la scène, et répétait alors une fois de plus son discours assez décousu sur la permanence du ciel et l’éloignement des étoiles, du moins jusqu’à ce qui lui pose doucement la main sur la cuisse, tout en murmurant qu'il la désirait physiquement depuis la veille au soir, et aussi qu’elle représentait, pour lui, presque avec violence, la quintessence de toute féminité. Ce à quoi Violaine n'avait rien répondu. Ou, plutôt, rien voulu répondre. Du moins, pas directement. A la fois parce qu’elle n’osait rien dire qui puisse blesser l’amour-propre de celui qui venait de lui faire un tel aveu. Et aussi parce que tout, oui tout, lui semblait épouvantablement compliqué. Car, à ce moment là, il lui avait été rigoureusement impossible de trouver les mots qui expriment ce qu'elle ressentait vraiment. Et ce qu’elle ressentait s’apparentait surtout à une paralysie quasi complète du cerveau… Et puis, il faut l’avouer, elle avait eu un mal de chien à savoir, exactement, ce qu'il eût été convenable de dire en de telles circonstances. Et convenable de penser. Et convenable de faire. Ils avaient donc, ni plus ni moins, presque aussitôt, repris le chemin du village, en conversant soudain de manière incroyablement désinvolte, et faussement enjouée, étonnamment joyeuse, et sans plus faire la moindre allusion à ses propos à lui et à son silence à elle. Jusqu’à ce qu’ils atteignent les premières maisons, les premiers réverbères, les premiers chiens qui étaient venus roder autour d’eux. Car c’était là que ce Patrick Jouvin, qui n’avait sans doute guère plus de quinze ans, l’avait saisie brusquement par le bras. Et l’avait embrassée avec fougue. Et caressée un peu partout. Jusqu’à ce qu’elle n’en puisse plus de ces lèvres qui l’aspiraient avec avidité, de ces doigts qui n’appartenaient plus à personne, de ce regard d’enfant perdu qui lui demandait pardon à tout bout de champ et pour n’importe quoi. Oh mon Dieu oui, c’était cette image là qui lui était venue à l’esprit. Ce qui était légèrement troublant, en fait, et assez dérangeant pour le docteur Harvey qui, il faut bien le dire, était resté étonnement taciturne après cette révélation. Voilà qui n’augurait rien de bon pour l’avenir, s’était-il dit. Ce qu’il s’était bien gardé d’annoncer. Vous pensez…