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Decourt et fils

Publié le 03 décembre 2008 par Jlhuss

sans-titre-1.1228246168.jpg - Ne lui dis pas. Pas tout de suite, Simon. Attends.
- Il l’apprendra par d’autres, tous les bons amis trop heureux de planter leurs crocs.
- Nous avons de quoi museler la meute.
- Je n’aime pas les mensonges.
- Il y en a pourtant de généreux, provisoirement. Depuis trois ans, depuis l’accident, je vois Abel glisser dans une mélancolie dont personne d’autre que Laure n’a su ou voulu le tirer. Même votre mère, dans ses moments de lucidité, trouvait le hochement de tête et le soupir pour rappeler que sans lui le fils aîné ne serait pas dix pieds sous terre. Depuis tous ces mois Abel tente de soutenir le double poids de l’infirmité et du remords, et voilà que Laure le quitte, au moment où les médecins voient enfin des progrès, où l’on croit possible qu’il remarche !

- C’est bon, Martin, je sais tout ça. La compassion n’est pas un ressort durable… Qu’est-ce que tu attends de moi ?
- Que tu m’aides à constituer et maintenir quelque temps une sorte de cordon sanitaire moral autour d’Abel. On n’a qu’à dire que Laure a été chargée d’une enquête en Afrique du Sud, en Mongolie, qu’elle a dû s’envoler très vite, que ce départ est sans rapport avec leur dispute récente, qu’elle le joindra dès qu’elle pourra.

- Et je fais quelle tête, moi, pendant cette fable ?
- Celle d’un homme de coeur, qui peut attendre, qui n’a pas besoin de poignarder pour être heureux. Convainc Laure de lui téléphoner dans deux ou trois jours. Elle expliquera que cet éloignement professionnel est pour eux deux l’occasion de faire le point, de réfléchir à l’avenir de leur relation. Je ne demande pas de fausses promesses, Simon, seulement un délai pour qu’Abel apprivoise l’idée de perdre avec Laure la femme qu’il croit être sa dernière raison de vivre.
- Et pourquoi j’aurais le coeur à ces précautions, hein ? Dis-moi, Martin. Parce que le sang de la même mère coule dans nos veines ? Vieille histoire. Oh ! le pauvre hémiplégique dans son fauteuil, avec son bel avenir fauché en coupé BMW, un samedi de printemps, pour un joint et un verre de trop ! Abel sans ses jambes, mais avec le cadavre du grand frère sur le dos… Je devrais le ménager ? Est-ce qu’il me ménageait, lui, adolescent, avec son air d’arrogance quand le petit Simon continuait d’appeler George Decourt «mon papa » ? Et tu crois que je ne sens pas l’ironie de ses compliments aujourd’hui, quand je lui rends compte des conseils d’administration ? Au fond il me soupçonne de liquider l’héritage, moi le dernier des Mohicans, le fils de femme, l’usurpateur, l’intrus que tout désignait aux activités décoratives et qui se mêle de piloter une entreprise ! Va, Martin, je ne suis pas sourd, je les entends ses non-dits fielleux du genre « ton Papa doit se plier de rire dans sa tombe ». Eh bien « mon papa » ne rit pas du tout, «mon papa » est même assez fier du bâtard lettré qui a lâché la proie d’une thèse sur Rimbaud pour l’ombre du commerce des petits bouts de fer… Non vraiment, aucune raison de ménager Abel.
- Tu aurais la dureté de lui dire comme ça, entre l’annonce d’une commande chinoise et le chiffre d’affaires de l’usine slovène : « A propos, Laure m’aime, elle te quitte et veut vivre avec moi » !
- Oh ! je pourrais même expliciter, si tu insistes : « Ecoute bien , Abel, elle n’en peut plus de tes étreintes aux cuisses mortes, de tes cauchemars à hurler, de ton humeur aigrie, de tes whisky violents. Laure a tenu trois ans, on ne tient pas une vie sur un fantôme de devoir. Maintenant c’est fini, elle est à moi. »
- Non, pas comme ça, Simon, pas comme on tue. Donne-moi le temps de desserrer doucement avec Abel le filin de survie qui l’attache à Laure… Je t’en prie. Au nom du frère aîné broyé dans la tôle. Au nom du fondateur Decourt et fils, qui vous a confondus tous les trois dans sa tendresse. Au nom de ton affection pour moi, moi Martin, tu sais ? le vieil ami de famille des romans de gare, qui t’a regardé comme un père, est-ce que tu comprends , Simon ? comme un père… Simon, regarde-moi. Jure que tu aimes véritablement Laure, que ce n’est pas d’abord pour la lui prendre… Simon, tu m’entends ? Simon, mon petit…

Arion

éé

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