:: 31 juillet 1914 : l’assassinat de Jaurès

Par Louis

Lu dans la Lutte Ouvrière n°1878 du 30 juillet 2004 (repris par le Forum des amis de Lutte ouvrière) :

Le 31 juillet 1914, dans un café parisien tout proche de la rédaction du journal l'Humanité qu'il dirigeait, Jean Jaurès était assassiné. La date de cet assassinat ne devait évidemment rien au hasard : on était à quelques heures de la déclaration de guerre entre la France et l'Allemagne; et Jaurès, depuis des années, était aux yeux de la classe ouvrière l'un des plus farouches adversaires de la guerre impérialiste.

Jean Jaurès est né le 3 septembre 1859 à Castres. Bien qu'issu d'un milieu relativement modeste, il fit des études brillantes, et fut reçu premier au concours de la prestigieuse École normale supérieure. On était alors dans les années 1880, c'est-à-dire une dizaine d'année après la chute du Second Empire. La République semblait encore fragile, et Jaurès en fut très tôt un défenseur farouche: son propre parcours lui paraissait un bienfait de la République et de ses possibilités d'ascension sociale. Jean Jaurès fut donc élu député républicain du Tarn, de 1885 à 1889. C'est en 1892 que Jaurès se lia au mouvement ouvrier. Cette année-là, les mineurs de Carmaux avaient entamé une grève pour protester contre le licenciement d'un des leurs. La Compagnie des mines était dirigée par des patrons d'extrême droite, des « capitalistes aristocrates » d'une espèce que Jaurès, farouche admirateur de la Révolution française, ne pouvait que haïr. Il prit donc fait et cause pour les mineurs en grève contre leur patron, le marquis Ludovic de Solage, député de la circonscription. Après la victoire de la grève, le marquis démissionna et Jaurès, à la demande des ouvriers qui estimaient lui devoir leur victoire, devint leur député.

C'est avant tout cela qu'était Jean Jaurès : un militant qui mit ses capacités intellectuelles et oratoires au service de la classe ouvrière. Jaurès se sentait profondément lié aux problèmes de l'humanité. À l'instar de Marx qui disait que « rien de ce qui était humain ne (lui) était étranger », Jaurès parlait d'un « traité qui le liait à la race humaine ». C'est cet humanisme qui fit de lui un adversaire acharné de la guerre; c'est lui aussi qui le fit se jeter en 1898 dans la bataille pour la défense de Dreyfus - alors que certains socialistes français, comme Jules Guesde, considéraient que cette bataille était d'un intérêt mineur pour le mouvement socialiste.

L'affaire Dreyfus démontrait aussi le poids de l'Église et du militarisme dans la société française, ce qu'il estima être un danger pour la République. Il fallait selon lui, face à ce danger, assurer à tout prix l'unité des différents groupes du mouvement socialiste français.
À la fin du 19e siècle, lorsque débutèrent dans le mouvement socialiste les grands débats entre révolutionnaires et réformistes, Jaurès appuya l'entrée du socialiste Millerand dans le gouvernement Waldeck-Rousseau… mais s'inclina devant la condamnation de cette politique par l'Internationale socialiste. Comme l'écrivit Trotsky, il était beaucoup plus marqué par les idées de la Révolution française que par celles de Marx: « Jaurès était entré dans le parti, homme mûr, avec une philosophie idéaliste entièrement formée. (…) Son socialisme ne prenait jamais un caractère de classe nettement accusé et ne rompait jamais avec les principes humanitaires et les conceptions du droit naturel si profondément imprimées dans la pensée politique française de l'époque de la grande Révolution. »

Jaurès, qui avait fondé l'Humanité en 1904, devint le principal dirigeant du Parti socialiste français unifié, né du congrès de 1905. Mais si Jaurès était un réformiste, il n'avait rien à voir avec les domestiques conscients de la bourgeoisie que sont les dirigeants socialistes d'aujourd'hui: même si Mitterrand en son temps a osé se réclamer de Jaurès, il y a un gouffre entre ce bourgeois ennemi de la classe ouvrière qu'était Mitterrand et ce dirigeant dévoué au prolétariat qu'était Jaurès.
Le dernier grand combat de Jaurès a été celui qu'il a mené contre la guerre mondiale qui se profilait. Assassiné à la veille de la guerre - par un illuminé nationaliste nommé Villain, qui fut lui-même abattu par les ouvriers espagnols en 1936- Jaurès n'a pas connu la honte du ralliement de tous les socialistes français au camp de la bourgeoisie, en 1914. Comme l'écrivit Trotsky, « un morceau de plomb a soustrait Jaurès à la plus grande des épreuves politiques. »

Il est évidemment difficile de savoir quelle aurait été son attitude face à la guerre s'il avait vécu. Mais Trotsky, lui, affirmait: « Quelle position eût-il occupé? Indubitablement, la position patriotique. Mais il ne se serait jamais résigné à l'abaissement qu'a subi le parti socialiste français (…) Et nous avons entièrement le droit de croire qu'au moment de la révolution future, le grand tribun eût déterminé, choisi sans erreur sa place et développé ses forces jusqu'au bout. » Et il concluait: « Jaurès tomba sur l'arène en combattant le plus terrible fléau de l'humanité et du genre humain: la guerre. Et il restera dans la mémoire de la postérité comme le précurseur, le prototype de l'homme supérieur qui doit naître des souffrances et des chutes, des espoirs et de la lutte. »

Pierre VANDRILLE