“Le chroniqueur qui narre les événements, sans distinction entre les grands et les petits, tient compte, ce faisant, de la vérité que voici: de tout ce qui advint rien ne doit être considéré comme perdu pour l’Histoire. Certes ce n’est qu’à l’humanité délivrée qu’appartient pleinement son passé. C’est dire que pour elle seule, à chacun de ses moments, son passé est devenu citable. Chacun des instants qu’elle a vécus devient une citation à l’ordre du jour - et ce jour est justement le dernier.”
(Walter Benjamin, «Thèses sur la philosophie de l’histoire», Essais, 2 (trad. fr. de M. de Gandillac), Paris, Denoël/Gonthier (coll. «Médiations»), p. 196)
Les conditions de mémorisation des existences singulières ont radicalement changées en quelques années. Nous sommes passés d’un monde ou la grande majorité des vies s’oubliaient dans le passage du temps et ou seules quelques vies étaient, d’une façon directe ou indirecte, mémorisées, à un monde ou chaque vie semble laisser des traces de plus en plus nombreuses et dont le recoupement permettrait de reconstituer des pans entiers d’événements même oubliés par le sujet.
Mais ce changement n’est pas seulement de quantité, il est dans la qualité même de la mémorisation, dans sa structure. En effet, la mémorisation de quelques vies était le fait d’une intentionnalité culturelle des élites: mon existence ne s’oubliait pas si j’avais quelques talents à lui offrir une inscription, par exemple littéraire. Il va de soi que lorsque nous parlons ici des existences inscrites nous ne voulons nullement signifier que les oeuvres passées se réduisaient à être l’expression de la vie anecdotique ou encore des auto-fictions. L’existence n’est pas obligatoirement autoscopique, retournée sur elle, réflexive, elle peut bien sûr se tourner vers le dehors, l’étranger, la marge ou l’inconnu et c’est en ce sens là qu’elle est production de connaissance. L’existence concerne dans notre propos le vivant au sens de Bergson, rien de plus. Dans cette direction, on peut penser que ce que nous nommons culture et plus encore art, ont été le produit d’un oubli. En effet, une petite minorité se donnait (ou on lui donnait) le droit de mémoriser une inscription, de la partager et de la transmettre de génération en génération. La singularité vivante de certaines existences était alors valorisée et ce n’est pas le fait du hasard si on accordait une telle importance à l’intentionnalité même de cette inscription qui faisait le métier d’artiste. Cette intentionnalité signifiait alors qu’il y avait là un choix, une décision, un travail. Les autres vies, celles du peuple, étaient oubliées. Rendons-nous sensible à toutes ces existences sans nom, peut être restent-ils certaines traces à partir du 17 ou 18eme siècle dans quelques registres communaux. Mais rien de la même nature que ces autres inscriptions culturelles et peu nombreuses. L’art en tant que style n’aura-t-il pas été seulement cette “compression” des vies: des peuples entiers réduits à n’être que quelques existences “exemplaires” et cette réduction ne pouvait se faire que par le génie du style qui finalement produit autant de détour qu’il met en place des raccourcis, génie dans lequel la distance et la proximité ne se distinguent plus. Le peuple avenir lisait alors ces inscriptions, contemplant peut être son propre effacement, l’anticipation sans doute dans l’existence même de cette inscription faisant référence au passé: de génération en génération la même mémoire, le même oubli, la même conjointure entre l’invention et la destruction.
Depuis quelques années, l’inscription des existences n’est plus seulement le fait des élites culturelles. Elle devient un phénomène économique dont nous n’analyserons pas ici, ce qui a été fait ailleurs, les origines historiques. Cette inscription devient le problème des entreprises par le biais du marketing mais aussi, sous une forme nouvelle et particulièrement étonnante, du réseau. Nous passons une grande partie de notre journée devant notre ordinateur connecté au réseau, y entrant des informations alphanumériques au clavier ou visuels en téléchargement. Ces données sont placées sur des serveurs appartenant à des entreprises qui valorisent, avec plus ou moins de bonheur, ce transfert. Il y a bien là existence et ici inscription, sauf qu’à la différence de la période précédente, cette inscription n’est pas intentionnelle. Elle se fond dans la quotidienneté comme une activité banale qui n’exige aucun talent, puisque le style de l’inscription est standardisé quand à son entrée (ce sont les champs de la base de données) et à sa sortie (c’est l’interface de visualisation de ces champs). Le design remplace le génie culturel qui donnait une forme au magmat du vivant que nous sommes, elle le standardise et le rend commun parce que identique pour plusieurs individus. Le changement est de taille, le style n’est plus unique à chaque inscription, elle ne lui est plus adaptée, c’est plutôt l’inverse qui arrive, le flux existentiel se synchronise et s’adapte au moule qu’on lui propose. Ce qui est important en ce point est de comprendre que l’intentionnalité est sous-jacente, inapparente, fondue dans l’activité quotidienne de l’individu: nous ne cessons, en allant sur Internet, en faisant des achats avec notre carte banquaire, en prenant le métro, de rentrer des données qui sont des traces de nos existences. On aura beau expliquer que des existences ne sauraient se réduire à ces données chiffrées, que l’existence c’est beaucoup plus que ça, on aura pas compris que cette réduction a, qu’on s’y oppose ou non idéologiquement, déjà des effets, qu’elle est performative. En effet, si seuls les produits de cette réduction restent de nous alors ils seront effectivement les inscriptions de nos existences qui auraient pu contenir plus mais dont seuls ces produits seront accessibles. Ce n’est donc pas un hasard, si l’inscription n’est plus intentionnelle, et il faudrait donc proposer un autre mot, par exemple la captation qui renverse l’objet et le sujet de ce qui est mémorisé, puisque c’est moins nous qui nous mémorisons que des services qui nous enregistrent, qui nous capturent.
Certains peuvent rester accrochés à l’inscription culturelle et même implanter celle-ci sur le réseau. Pour notre part, nous souhaitons entrer dans cette captation et la capter à son tour, c’est-à-dire précisément la faire passer de l’inapparent au visible, du subi à l’intentionnel. A cette fin, on pourra lui donner une forme (c’est la visualisation), détourner certains flux de ces existences (c’est le mashup) pour en faire le récit (c’est notre travail). Mais on pourrait encore, et ce serait peut être plus compliqué à réaliser techniquement, produire une espèce de réalité augmentée, surperposer aux interfaces inapparentes des services d’enregistrement, une activité consciente (et donc désagréable, lourde, gênante) consistant à enregistrer en deux lieux ce que nous entrons dans nos machines. D’abord le lieu de l’inapparent, ces services sur Internet. Puis ce lieu apparent, le local même de nos machines qui enregistreraient tout ce que nous transférons ailleurs, gardant une trace, un peu comme un fantôme très proche de nous, hantant notre machine. Quand on pense plus précisément à ce projet de spectralisation des données, on en aperçoit la difficulté de réalisation autant que d’usage. Car comment faire pour entrer “naturellement” dans une base de données locale des informations formatées pour une autre base de données dont nous ne pouvons déduire que difficilement les champs? Faudrait-il à chaque fois faire des déductions? Une enquête? Imaginons: je deviens “ami” avec quelqu’un sur Facebook. Comment en garder la trace locale? Continuons. La localité de l’inscription, donc son caractère a priori non-partagé puisque domicilaire, proche de moi, n’est-elle pas la condition de l’originalité du style? Il y aurait en ce point un paradoxe. En partageant toujours d’avance les données en réseau, nous conférons à celles-ci un style prédéterminé par d’autres, chacun se ressemble, le style devient l’expression d’une grégarité. En retenant ces mêmes données dans la localité de mon domicile, je peux travailler dessus afin d’y associer un style particulier. La production culturelle serait donc fonction d’une rétention originaire.
Continuer à réfléchir à cela un peu plus tard…