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Regards sur Hannah Arendt (1)

Publié le 01 décembre 2008 par Ttdo

La vie et l’œuvre de Hannah Arendt ont suscité de nombreuses biographies et analyses. La lecture directe de ses ouvrages est, bien sur, indispensable. J’ai fourni dans ce blogue repères et bibliographie pour l’aborder. La confrontation des regards de ces divers biographes et analystes est, cependant, particulièrement pertinente. Elle permet de saisir la profondeur et l’actualité d’une pensée qui envisageait l’action politique comme pluralité vivante et faisait de la natalité une catégorie politique majeure.

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J’entame aujourd’hui, dans ce blogue, la présentation de quelques uns de ces regards avec le travail de Julia Kristeva qui a consacré un[1] de ces trois tomes sur « Le génie féminin » à Hannah Arendt (les deux autres sont consacrés à Mélanie Klein et Colette).

Quelques extraits choisis dans l’introduction[2] et la conclusion[3] de cette recherche dont, au-delà de l’apport très précieux sur Hannah Arendt, je conseille vivement la lecture.

« Le XXe siècle a été celui où les progrès accélérés de la technique ont révélé, plus et mieux qu’auparavant, à la fois l’excellence des hommes et les risques d’autodestruction que l’humanité porte en elle-même. La Shoah en est la preuve, il est presque superflu d’y ajouter la bombe atomique ou les dangers de la globalisation.

La vie nous apparait dès lors comme le bien ultime, après l’écroulement des systèmes de valeurs. Vie menacée, vie désirable: mais quelle vie? Hannah Arendt a tout entière été prise dans cette méditation lorsque, face aux camps des deux totalitarismes, elle a misé sur une action politique respectueuse et révélatrice du « miracle de la natalité ».

(…) On s’étonnera peut-être de trouver ici les livres politiques sur l’antisémitisme et le totalitarisme qui rendirent célèbre Hannah Arendt, insérés dans l’ensemble de ses autres écrits. C’est la genèse de sa recherche qu’il nous a paru essentiel de retracer maintenant, le portrait de la femme-penseur dont d’autres ont déjà loué ou critiqué les apports politiques majeurs. Nous verrons aussi comment elle ausculte le Dasein selon Heidegger; mais substitue à la solitude de cet « être jeté» la virtuosité de l’ « apparaître» dans des liens risqués et pourtant indispensables, toujours à recommencer avec les autres. L’ «errance» heideggérienne parmi l’anonymat des « on» devient soudain méconnaissable dans le pari arendtien sur ce miracle qu’est «la naissance de chacun » dans la « fragilité des affaires humaines », l’espace politique. Toujours attentive à l’œuvre du grand philosophe, cette amoureuse de la pensée parvient cependant à s’en libérer pour devenir une théoricienne politique hors pair - discutée et néanmoins incontournable. Non seulement elle a été la première à réunir les deux totalitarismes par leur commune destruction de la vie humaine; mais aussi la première à faire admettre que l’ « apparaître» est une condition intrinsèque à l’humanité, pour autant qu’elle révèle chacun à son irréductible singularité - si et seulement si ce chacun trouve le courage de partager le sens commun des autres. Après tout, la frénésie médiatique qui agite le monde depuis la mort d’Arendt n’est peut-être pas uniquement une malédiction; du moins si on la pense avec le génie de cette femme qui réévalua le sens politique comme un «goût» de montrer, d’observer, de se souvenir et de raconter.

(…) La pensée d’Arendt est à la croisée des disciplines (philosophie? politologie? sociologie ?), transversale aux religions et aux appartenances ethniques ou politiques, rebelle à l’establishment de «droite» comme de «gauche ».

(…) Hannah Arendt ne se réduit pas à la « banalité du mal» et au « procès Eichmann », ou à l’identification du nazisme et du stalinisme. »

« Soucieuse de défendre la singularité de «qui », menacé par les totalitarismes, Arendt ne se réfugie pourtant pas dans l’incantation solipsiste : contre l’isolement des philosophes dont elle raille la «tribu mélancolique» (de Platon en passant par Kant et jusqu’à Heidegger) et contre l’anonymat des foules où se dissolvent les « on », notre «journaliste politique », comme elle aime à se définir, en appelle à une vie politique capable d’assure l’originalité de chacun dans des liens de mémoire et de récit destinés aux autres. Cette réalisation de « qui» dans le « lien· est une marque distinctive de la pensée politique arendtienne, à la fois intensément libertaire et éminemment sociale - ce qui lui attire l’adhésion paradoxale à la fois des anarchistes les plus atypiques et des esprits les plus conservateurs. Ce n’est pas un simple renversement de la philosophie idéaliste sur le terre-plein de la sociologie, ni seulement un hommage à Aristote en contrepoint à Platon, qui se laisse déchiffrer dans cette transvaluation du lien politique. Mais surtout la conviction, aussi ontologique qu’existentielle, que le «qui» «demeure caché, au «moi seul» et n’« apparaît si nettement, si clairement [qu’] aux autres ».

(…)En diagnostiquant dans le totalitarisme un mal radical qui a osé déclarer «la superfluité de la vie humaine », Arendt s’est faite le défenseur de la vie à condition que cette vie possède un sens: la vie non pas comme zoé, mais comme bios ouvrant à une biographie pour la mémoire de la Cité. Dans les méandres du vouloir, du penser et du juger, la philosophe cherche à élucide: le sens de cette vie coextensive à la pensée, et que les deux totalitarismes du XXe siècle ont commencé par détruire afin d’anéantir, avec la pensée, la vie elle-même. Scandalisée, mais sans se départir de son humour, elle peut même se moquer d’Eichmann qui « banalise le mal» non pas en se livrant à des crimes banals (comme certains l’accusent de l’avoir insinué) mais parce qu’il est «incapable de distinguer le bien du mal », qu’il possède le « triste don de se consoler avec des clichés », ce qui est «étroitement lié à son incapacité à penser - à penser notamment du point de vue d’autrui ». Arendt a fait de sa lutte politique contre le totalitarisme un combat philosophique pour la pensée: non pas la pensée-calcul, mais la pensée-interrogation, la pensée-goût, la pensée-pardon.

(…) Sans avoir fait l’expérience de la maternité, Arendt assigne au temps de la naissance une fonction nodale dans sa pensée de la liberté: c’est parce que les hommes naissent« étrangers» et « éphémères» que la liberté - qui est la capacité même de recommencer- se trouve fondée ontologiquement. «Cette liberté […] est identique au fait que les hommes sont parce qu’ils sont nés, que chacun d’eux est un nouveau commencement, commence, en un sens, un monde nouveau.» Au contraire, la Terreur élimine « la source même de la liberté que la naissance confère à l’homme et qui réside dans la capacité qu’a celui-ci d’être un nouveau commencement ». Au temps d:u, souci, au temps pour la mort, dont elle ne dénie pourtant pas la portée originelle pour la formation de la pensée, Arendt ajoute une méditation d’inspiration augustinienne et nietzschéenne, enrichie par sa propre expérience de la politique du XXe siècle, et qui s’appuie sur une autre temporalité: celle du recommencement, de l’histoire comme renouveau. »


[1] Le génie féminin, tome 1, Hannah Arendt, Gallimard 1999, Folio essais n° 432

[2] Ibid., pages 8-20

[3]Le génie féminin, tome 3, Colette, Gallimard 2002, Folio essais n° 442 pages 558-566

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