Aux fontaines de
l’inspirateur
Christian Gabriel/Le Guez Ricord
(Chronique d’une soutenance de thèse)
Peut-être ai-je assisté ce jeudi 20 novembre à l’École Normale Supérieure à Paris à ce qui se fait de mieux à l’Université en France aujourd’hui ou, du moins, de plus insolite…Une jeune étudiante roumaine, Ana-Maria Gîrleanu-Guichard soutient sa thèse de doctorat en Lettres Modernes à l’Université Paris IV. Le sujet porte sur « Négation et Transcendance dans l’œuvre de Christian Gabrielle Guez Ricord ».
Un beau parterre de têtes pensantes, professeurs et poètes, a pris place sur l’estrade, autour de Jean-Michel Maulpoix, président du jury ; l’héroïne du jour a élu domicile en contrebas, sans doute pour des raisons techniques, derrière une table de travail qui lui sert de chambre d’écho provisoire, il faut bien sacrifier aux usages de l’adoubement…À quatorze heures, la cérémonie commence ; elle s’achèvera à dix-huit heures par les applaudissements insistants d’un public d’une centaine de personnes qui pourrait bien être à lui seul un sujet d’investigation. Il faudra bien aller chercher l’explication de cette affluence, du côté du mystère de la parole irradiante d’un poète se pratiquant comme une étoile à retardement…Qui sont ces auditeurs ? Des étudiants, des passionnés de poésie contemporaine, sans doute, mais surtout des témoins, des proches, des personnes qui, à un moment ou à un autre, ont entendu la voix inimitable du poète de Maison Dieu, ont accroché ses mots à leur histoire, et ont choisi de l’honorer. Pierre Oster dont l’émotion était palpable ne fut pas le moindre des grands témoins présents, lui qui, dès 1976, avait mentionné « une des plus pures apparitions qu'il nous ait été donné d'observer en dix ans et à l'horizon de notre langue ». Mais ce serait être incomplet que de ne pas évoquer ces autres présences plus secrètes qui d’une génération à l’autre ont reconnu chez Christian une forme d’élection singulière qui déborde du simple objet de littérature.
La séance jouera les prolongations deux heures durant, dans la salle adjacente au milieu d’un buffet offert par la doctorante avant de traverser Paris jusqu’à la recherche de l’introuvable café Nerval, au bout de la rue Saint-Martin, à minuit passée, geste de quelques inqualifiables veilleurs dont Anik Vinay de l’Atelier des Grames ou le cinéaste Stéphane Sinde. Quelque chose s’est accompli, ce jour-là, qui n’en finit pas de vouloir se prolonger.
Un poète laisse des poèmes comme des bagues, mais c’est la quête qui l’intéresse, me disait Christian. Il faut donc constater que la pratique des joailliers a repris du service. La thèse a l’épaisseur des grands travaux, et sa sœur jumelle constituée d’une forêt d’annexes dit l’ampleur de la tâche menée à bien. « Une pierre fondatrice, l’entrée d’une œuvre importante dans notre institution, de nombreuses pistes pour les futurs chercheurs… », les compliments ne manquent pas devant l’entreprise considérable et minutieuse d’Ana Maria Gîrleanu-Guichard. On peut même lire une secrète admiration de la part d’intellectuels rompus aux énoncés brillants et qui ne se laissent pas si facilement détourner (ce qui est heureux) de leur sens critique et de l’appareil argumentaire qui va avec.
C’est qu’ici quelque chose se joue de bien troublant. Un poète qui de son vivant, quarante années tout juste de 1948 à 1988, a été remarqué par quelques-uns et ignoré par la plupart, frappe, comme par inadvertance, lui le familier des portes sacrées, à la porte de l’Université par la médiation de son œuvre et de l’interprète privilégiée qui a accepté de la prendre en charge. Et ce poète ne saurait laisser indifférent, tant son expérience de poésie a mis en jeu des forces vives, heurtées et véhémentes, généreuses jusqu’à l’exténuation qui vingt ans après sa mort, continuent de façon intacte de nous faire signe.
À l’époque, durant les années 70 et 80, on entrait dans le monde de Christian sans jamais savoir de quelle façon on refermerait la porte, souvent pour la seule raison d’une fatigue réclamant un appel d’air. Les heures se dilataient dans la tenue de ces monologues que le poète dévidait. La poussée délirante nous emmenait à son train, et l’on choisissait de l’accompagner ou de la quitter. Cette sensation de hors-temps où les grandes scènes religieuses traversaient les établis souvent dévastés des pages et les errances des cafés se retrouve ici ce jeudi 22 novembre où les dialogues fuient de toutes parts, où chaque énonciation mériterait un développement qui, assurément, ne peut venir, c’est la loi du genre…Une salve de possibles, au-delà de l’architecture improbable des tombeaux : voilà la forme de l’instant qui rejoint ainsi un des thèmes intimes les plus présents dans la quête de Christian : celui de la dialogique instable entre la limite et le débordement.
Les séquences de la soutenance vont jouer d’une double tension : entre fascination et prise d’écart, immersion dans l’œuvre-vie et considération sur l’objet littéraire non identifié…
Chacun aura sa part, le directeur de thèse Michel Murat dans le registre de la sereine tempérance, faisant état de son accompagnement en liberté et de la découverte progressive de l’ampleur de l’œuvre rassemblée, Michel Deguy costumé en avocat du diable, parlant pourtant volontiers de l’œuvre-vie (ils se ressemblent finalement dans cette passion du discours qui va de cercle en cercle, et se dérobe dans l’énoncé cumulatif, chacun portant sa nuit des preuves…), Jean-Pierre Dubost convoquant les influences soufis ou romantiques, évoquant la tresse aléatoire entre psychose et extase, insistant sur les enjeux de la folie faisant corps d’écriture, Jean-Yves Masson, en « canonisateur » amusé, rappelant les filiations mystiques apparentes et cachées, le bricolage à haut risque de la recherche syncrétique, et aussi quelques auteurs précieux, dont Russel, AE, l’auteur des Fontaines de l’inspiration, Jean-Michel Maulpoix parachevant le parcours en marquant sa distance vis-à-vis de l’opacité subie mais aussi son respect pour le tremblement d’une syntaxe singulière et son assurance d’avoir à faire avec l’œuvre d’un bâtisseur en quête d’architecture invisible.
Bien sûr, il y eut quelques équivoques dans les propos. Comment qualifier de kitsch saint-sulpicien l’expérience de vision du poète en 1969 à Notre-Dame de la Garde à Marseille ? Pourquoi inversement se laisser prendre à l’excès par la métaphore d’une cape noire ? Que veut dire pour l’étude littéraire l’impossibilité de mettre en relation le délire psychiatrique, la mystique verbale et le dépôt d’écriture, comme si cette difficulté était hors champ, alors même qu’elle constitue le cœur même de la question guezienne, fût-elle congénitalement « transdisciplinaire » ? Mais pour ces quelques attentes contenues ou troublées, que de brèches et de salves…
En face de ce qui ne fut jamais un tribunal, Ana-Maria écoute avec l’attention de ceux qui naviguent au plus près. Point par point, elle répond aux objections, aux remarques, elle plaide coupable quand il le faut, on doit bien faire allégeance… surtout elle entrevoit les chemins de recherche qui s’ouvrent à chaque fois pour elle et pour ceux qui travailleront demain sur l’œuvre du poète. Oui, comme cela a justement été remarqué, elle fait œuvre précieuse en nous dévoilant l’existence d’une mine à ciel ouvert, celle-là même qui trop longtemps a dû rester sous le boisseau.
Il restera donc aux chercheurs de demain à ajuster leur lampe frontale.
Quant à ceux qui ont connu ou tenteront de découvrir Christian, ses compagnons d’hier et ceux de demain, ils continueront de piocher au hasard des rencontres quelques formules du familier de la Monnaie des Morts qui leur a appris, sans doute pour toute une vie, ce que les allers-retours sur l’échelle de Jacob exigent de beauté aggravée, de sourires de bonté et de trouées d’heures à la nuit.
Lorsque je suis revenu dans mon habitation provisoire, parmi les mille et une images défilant dans ma tête, je me suis souvenu de ce que me disait souvent la mère de Christian, chaque fois que quelque chose d’étonnant survenait dans la constellation de son fils. « Ne vous en faites pas, Dominique ; de là-haut, il tire les ficelles… »
Il y a longtemps de cela, c’est lui qui m’avait confié de son air complice, où le sens de son propre génie le disputait avec l’aveu le plus intime qui se partageait volontiers en sourires : « Tu verras, je serai un phare au sens baudelairien… et forcément mes amis poètes grandiront, eux aussi, dans la trace que je laisserai ».
La vie post-mortem d’un clochard céleste est ainsi faite…
Ce fut une soutenance de thèse de doctorat en Lettres Modernes, terminée par les félicitations du jury. Et il me semblait que, très au-delà de la péripétie, l’amour d’exister palpitait intense en cet instant, comme un grain de folie inspiré, un point de fuite du monde…
contribution de Dominique Sorrente
L’œuvre de Christian Gabrielle Guez Ricord est
multiple, foisonnante mais aussi dispersée au travers de nombreuses
publications dont beaucoup sont rares et difficiles à trouver aujourd’hui.
En attendant que le travail d’Ana Maria Gîrleanu soit édité et entraîne dans
son sillage une édition documentée de l’œuvre, on peut signaler trois ouvrages
formant repères pour le lecteur qui souhaiterait s’aventurer dans l’œuvre du
poète :
Le Cantique qui est à Gabriel/le
[Édition complète : Maison Dieu, I,
II, III et IV], La Tombée des nues, Les Heures à la nuit], Le Bois d'Orion, L'Isle-sur-la-Sorgue, 2005
Du fou au bateleur, avec le docteur
J.P. Coudray, Presses de la Renaissance, Paris, 1984 ( ouvrage épuisé)
Revue Sorgue, n° 2, Le Bois d’Orion,
Isle-sur-la-Sorgue, 2000
Ainsi que les remarquables livres-objets
du fonds de l’Atelier
des Grames à Gigondas.
voir aussi le blog du Scriptorium de Dominique Sorrente et des textes de Christian Gabriel/le Guez Ricord sur le site Terres de Femmes