Il y a déjà des années…je parle des années soixante-dix, un producteur avait eu le front de diffuser la chanson de Boris Vian « Le Déserteur » lors l’un de ces anniversaires qui rassemblaient les Français et les rassemble encore auprès de leurs morts, mais de moins en moins nombreux, du fait du passage des générations. Inutile de dire qu’il a été viré.
Aujourd’hui le Président Sarkozy évoque les fusillés – 675 soldats – choisis parmi d’autres « mutins », pour l’exemple.
Selon ses propres termes : « Cette guerre totale excluait toute indulgence, toute faiblesse. Mais 90 ans après la fin de la guerre, je veux dire au nom de notre Nation que beaucoup de ceux qui furent exécutés alors ne s’étaient pas déshonorés, n’avaient pas été des lâches mais que simplement ils étaient allés jusqu’à l’extrême limite de leurs forces ».
D’autres chefs d’Etat ou responsables politiques de pays voisins étaient réunis pour l’écouter, y compris la famille Grand-Ducale luxembourgeoise. Eux aussi pensaient à des exécutions, à des morts inutiles, à des parents disparus. Certains pensaient aussi que l’année prochaine ils célèbreraient le XXe anniversaire de la chute du Mur de Berlin et que l’enchaînement de l’histoire européenne jusqu’aujourd’hui avait été terrible.
En trente années, depuis que les chansons ne sont plus interdites, les mots employés ont un peu évolué. Trop peu sans doute ! Ils vont vers la prise en compte des protestations et des protestataires. L’Europe a par contre beaucoup évolué, du fait des points de vue différents que les pays expriment sur leur propre histoire. Les nouvelles générations se demandent à quoi riment ces cérémonies et ces points de vues divergents. Ils s’interrogent parfois, mais souvent sans mémoire.
Personne n’a redit pourtant ces dernières années à ces jeunes qui pourraient peut-être songer à ce qui leur serait advenu il y a presque cent ans, que l’enchaînement maléfique était une évidence et que tous ces jeunes gens appelés vers les fronts devaient mourir, parce que l’enchaînement était une machine à broyer et que ceux qui décidèrent de se laisser emporter dans la grande bataille des alliances avaient de fait décidé que le sacrifice d’une génération serait le prix de leur orgueil aveugle.
Les fusillés que l’on instrumentalise aujourd’hui disaient pourtant avec leurs corps et leur ultime souffrance l’orgueil des dirigeants. Qui doit-on alors réhabiliter et qui condamner ?
Que disait donc Jaurès avant de mourir ? « Citoyens, la note que l’Autriche a adressée à la Serbie est pleine de menaces et si l’Autriche envahit le territoire slave, si les Germains, si la race germanique d’Autriche fait violence à ces Serbes qui sont une partie du monde slave et pour lesquels les slaves de Russie éprouvent une sympathie profonde, il y a à craindre et à prévoir que la Russie entrera dans le conflit, et si la Russie intervient pour défendre la Serbie, l’Autriche ayant devant elle deux adversaires, la Serbie et la Russie, invoquera le traité d’alliance qui l’unit à l’Allemagne et l’Allemagne fait savoir qu’elle se solidarisera avec l’Autriche. Et si le conflit ne restait pas entre l’Autriche et la Serbie, si la Russie s’en mêlait, l’Autriche verrait l’Allemagne prendre place sur les champs de bataille à ses côtés. Mais alors, ce n’est plus seulement le traité d’alliance entre l’Autriche et l’Allemagne qui entre en jeu, c’est le traité secret mais dont on connaît les clauses essentielles, qui lie la Russie et la France ; et la Russie dira : ’J’ai contre moi deux adversaires, l’Allemagne et l’Autriche, j’ai le droit d’invoquer le traité qui nous lie, il faut que la France vienne prendre place à mes côtés. » A l’heure actuelle, nous sommes peut-être à la veille du jour où l’Autriche va se jeter sur les Serbes et les Russes, c’est l’Europe en feu, c’est le monde en feu. »
Nous sommes le 25 juillet 1914 à Vaisse et celui qui dit la vérité sera assassiné cinq jours plus tard.
Pourrait-on tout simplement relire ce discours aujourd’hui, et d’autres, tout aussi prémonitoires, plutôt qu’affirmer qu’une guerre excluait l’indulgence et la faiblesse. Dire le pourquoi de l’absurdité serait, sans doute, d’une toute autre portée !
Pendant ce temps, le Premier Ministre français se rendait à Rethondes, devant le wagon qui représente un tel symbole de quatre-vingt dix années de va et vient entre la France et l’Allemagne, qu’il a fallu en retrouver un, après la « dernière guerre », semblable à celui que les Allemands avaient détruit, pour redire le passé.
« Trois générations nous séparent à présent de ce passé dont nous faisons mémoire » dit-il, en ajoutant une partie des se doutes, pour mieux les mettre de côté ou les réfuter : « Quel sens conservent nos cérémonies, après 60 ans de paix européenne ? Devons-nous perpétuer plus longtemps le souvenir d’un passé désormais sans témoins ? Le 11 novembre doit-il mourir, avec la mort de ses derniers acteurs ? A ceux qui doutent aujourd’hui de la valeur de cette cérémonie, et de la portée du geste national qu’elle constitue, je suis venu apporter la réponse de la République. Cette réponse s’adresse à tous, jeunes et vieux, civils et militaires. Et elle est catégorique. Le temps n’efface pas notre dette à l’égard de ceux qui donnèrent leur jeunesse pour notre liberté. Il n’efface pas le sens du sacrifice – et il fut immense, chez ces hommes qui offraient leurs vies pour la France, quand leurs familles offraient à l’arrière, leur attente et leur peur. Le temps n’efface pas le sens de l’héroïsme – et jamais sans doute, dans l’histoire de la France, il n’y eut tant de héros dans les tranchées de 1914 ! »
Et dans un effort rhétorique de consensus, le Premier Ministre terminait par : « Sous les litanies douloureuses de noms égrenés devant nos monuments, je souhaite que chacun puisse entendre les cris et les voix entrelacés de la France unie, de l’Europe fraternelle, et de la paix. »
Je ne sais pas qui a lu aujourd’hui à Lumigny, dans la Brie embrumée, le nom de mon grand-père qui figure sur un monument, ni dans quelle tranchée son âme malhabile entretient une flamme sur laquelle le souffle des discours contradictoires passe aujourd’hui en cherchant à l’éteindre.
Ma grand-mère, ni sa propre mère ne m’ont rien dit de leur douleur, ni de ses souffrances ; ni de ses doutes à lui.
Elles avaient dû entre-temps, en connaître bien d’autres et accepter d’autres discours contradictoires, dans la haine, puis le pardon.
Photo TF1 : Nicolas Sarkozy et le Grand-Duc Henri de Luxembourg